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juge la vache, l’envoie à ses étables, et ajoute : « Que le véritable propriétaire vienne la chercher s’il lui plaît, mais il recevra cent coups de bâton en châtiment du peu de soin qu’il a pris de garder la bête. »

Une autre fois un marchand joaillier accuse un vieux domestique de lui avoir volé des bijoux. L’accusé se défend par des dénégations et des larmes. Le joaillier n’est guère en état de prouver son accusation. Voilà le souverain juge bien irrité. Il ordonne cinq cents coups de bastonnade à distribuer entre les deux parties. Le domestique avait déjà reçu cinquante coups de bâton, lorsque la fille du joaillier déclara qu’elle était seule coupable. Le joaillier en fut quitte pour faire un présent au bey.

Quand le bey se sent fatigué ou ennuyé, le bach-amba-el-bey crie « El afia ! (la paix), » et l’on se retire.

« Un tribunal d’Europe, dit M. Franck, aurait bien de la peine à examiner, dans un mois, autant de causes que le bey en termine dans une seule matinée. » Rendre la justice avec célérité, c’est fort bien, mais il faut que la justice soit juste !

Le pays ou l’on rend la justice de cette manière pourrait être le plus délicieux du monde, je n’irai pas y dresser ma tente.

Au sud de la régence et à l’extrême frontière, la petite ville de Nefta vit loin des agitations de la capitale, dans un nid odorant de citronniers et d’orangers, sous les frais ombrages de palmiers gigantesques. « Un joli petit lac, des eaux courantes, une végétation magnifique, des sites pittoresques et romanesques, font de Nefta, dit M. Dunant, une oasis délicieuse. Les habitants sont commerçants, fort doux, et d’une urbanité parfaite. »

Charmant tableau ! Mais une seule question, toute petite : « Qui rend la justice à Nefta ?

— C’est le cadi, ou, s’il est absent, le sebi-cadi.

— Tout seul, sans autres juges ?

— Sans doute.

— À merveille. Habite ce paradis terrestre qui voudra ! J’aimerais mieux le plus pauvre petit foyer dans les sables les plus arides de la Sologne, sous la protection des lois. »

On me dit qu’il y a un garde des sceaux à Tunis, le saheh-el-thaba ; mais, si je comprends bien, son office solennel consiste à tirer à lui, pendant une minute, un sceau toujours attaché à la personne du bey et à l’appuyer sur la cire d’un édit à promulguer.

Le tribunal, composé d’un seul cadi, a nom cherial-ennabi.

Le tribunal supérieur, composé de plusieurs cadis ou autres personnes, se nomme rebaïd-el-kabla.

On peut en appeler à la cour de cassation.

La cour de cassation, c’est ou le mufty ou le bey !

La vérité m’oblige à reconnaître que tous les Tunisiens sont égaux, ou à peu près, devant l’arbitraire des juges. Il n’y a de distinction que dans la manière dont l’on tue les condamnés.

Les Turcs ou Koulouglis ont le privilége d’être étranglés dans une des salles de la citadelle.

Les Maures, celui d’avoir la tête tranchée avec le sabre au Bardo. « Deux exécuteurs se placent, l’un à droite et l’autre à gauche du condamné qui a les yeux bandés. L’exécuteur qui est à droite le pique au bras avec la pointe d’une épée, ce qui fait vivement tourner la tête au patient, tandis que l’autre exécuteur profitant du moment où il a la tête inclinée sur l’épaule droite, la lui sépare du corps d’un seul coup de yatagan. » (Dunant.)

Les Marocains et les soldats kabyles ou zaouaouas, sont tout simplement pendus à la porte de Bab-el-Suec.

Les militaires sont fusillés.

Jusqu’en 1818 les Juifs étaient brûlés. Mais les Tunisiens prétendent que cela leur donnait la peste.

On a de même renoncé à noyer les femmes dans le lac, parce que le lac n’a pas assez de fond. On les transporte a l’île Kerkéna, dans le golfe de Gabès.

Au reste, la bastonnade, à Tunis, comme dans tous les pays dotés de ce genre de punition, est aussi une peine capitale selon la manière dont on veut bien l’appliquer. Les riches payent les bourreaux pour qu’ils ne frappent pas trop fort.

J’allais oublier que l’on peut être également condamné à avoir le bras ou le poignet coupé.

On raconte que, jadis, la main coupée était suspendue à l’aide d’une ficelle au cou du voleur mutilé, qu’on promenait ensuite assis à rebours sur un âne.

Enfin on envoie les petits voleurs aux galères (karaka), qui sont situées à la Goulette.

On ne connaît guère d’autres prisons que celles ou l’on enferme les prévenus avant leur jugement.


La Medjerdab. — Richesses naturelles de la Tunisie.

À quelques lieues de Tunis, on rencontre le plus important cours d’eau du royaume, la Medjerdab (Bagradas de l’antiquité). Ce fleuve, après avoir arrosé les vallées intérieures désignées sous le nom commun de Frygyah, de l’ouest-sud-ouest au nord-ouest de la régence, et s’être grossi de plusieurs affluents, entre autres le Soudjeras, le Oued-el-Boul, le Oued-ês-Serrat, passe près des ruines d’Utique où Caton le jeune se donna la mort, et se jette dans la mer au sud du lac de Porto-Farina. C’est près de ce fleuve que Régulus eut à combattre, dit-on, un serpent monstrueux. Est-ce une fable ? Qui sait ? Nous apprenons de jour en jour à être de moins en moins, à la fois, crédules ou incrédules ; notre science, à mesure qu’elle augmente, nous démontre avec plus d’évidence combien notre ignorance est encore grande : soyons circonspects.

Les bords de la Medjerdab sont très-pittoresques. J’ai traversé l’Oued-Medjerdab près des ruines d’un pont romain (voy. p. 21). Le fleuve est en grande partie ombragé sur les deux rives par des dattiers et des bananiers ; le figuier de Barbarie et les lauriers-rose avec leur cime colorée de carmen complètent la décoration. Les caravanes traversent assez fréquemment la Medjerdab sur plusieurs points. En remontant son cours on rencontre quelques îles couvertes de tamariniers. Son eau, où reflue la mer, est salée jusqu’à une grande distance de son embouchure.