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ses, dont les peignes allèrent tomber d’un côté pendant que leurs cheveux se déroulaient d’un autre. Cet exercice forcené dura jusqu’à la nuit.

Ici, nous remarquons que cette revue des us et coutumes de la gent de Sarayacu, sans être tout à fait complète, est à peu près finie. Or les nouveaux détails dans lesquels nous pourrions entrer sur sa vie d’intérieur et ses habitudes journalières ne feraient que reproduire ceux que nous avons précédemment donnés sur les Conibos, avec lesquels ces néophytes ont de grands traits de ressemblance. Nous les laisserons donc vaquer à leur travaux accoutumés et se réjouir à leurs heures, pour entretenir un peu le lecteur de nos propres affaires.

Au bruit et à l’agitation que le séjour de nos compagnons de voyage avait occasionnés dans la Mission, succéda bientôt une paix profonde. Un silence claustral régna dans les couloirs et les cellules dont les échos ne retentirent plus des éclats de rire et des couplets mondains que tant de fois ils avaient répétés. Quelques pratiques de la vie monastique que les religieux avaient momentanément supprimées par égard pour leurs hôtes, furent remises en vigueur. Au nombre des usages qu’ils rétablirent, celui que j’eusse laissé tomber en désuétude, tant grande était la frayeur qu’il me causait, c’était la promenade hebdomadaire et nocturne de l’animero chargé de recommander les âmes des défunts au souvenir et aux prières des vivants.

Le lundi de chaque semaine, entre une heure et deux du matin, un néophyte quelconque, chargé de cet office d’animero et sorti de je ne sais où, entrait dans le couvent sans qu’on l’eût entendu venir, et, s’arrêtant devant chaque cellule, agitait à deux mains une cloche du volume de celles qui décorent l’avant des bateaux à vapeur et qu’un marinier sonne à chaque escale du navire. Au premier appel de ce tocsin, je sautais à bas de ma couche, et dans l’idée que le feu était au couvent ou qu’une troupe de Peaux-Rouges assiégeaient le village, j’appelais à l’aide, au secours, en cherchant à tâtons mes inexpressibles. Aux cris que m’arrachait l’effroi, l’animero répondait gravement :

« Pour les âmes du purgatoire. »

J’avoue ici, et cet aveu n’a rien qui puisse faire suspecter mon orthodoxie, l’esprit étant indépendant des opérations du corps, j’avoue, dis-je, que dans le bouleversement de mes facultés et sous le coup du tremblement nerveux que m’occasionnait cette cloche, j’en eusse coiffé volontiers l’animero, pour l’apprendre à rappeler de cette sorte à ses devoirs de catholique un pauvre homme endormi.

Deux fois je fus réveillé de la sorte. La troisième fois j’étais sur le qui-vive, et l’animero achevait à peine sa phrase lamentable que j’ouvrais doucement ma porte et le suivais dans l’ombre. L’homme entra dans la sacristie avec son bourdon et en ressortit les mains vides. J’étais fixé sur le point capital. Le lendemain, pendant que les moines faisaient la sieste et que le réfectoire et les couloirs étaient parfaitement déserts, je courus à la sacristie, j’enlevai le monstre d’airain par ses oreilles et l’apportai dans ma cellule où je l’enfouis dans une caisse que je surchargeai de paperasses et de plantes.

Le lundi suivant, l’animero, ne trouvant plus sa cloche où il était certain de l’avoir déposée, en fit son rapport au prieur qui en référa aux deux religieux. On fouilla jusqu’aux maisons des néophytes sans retrouver l’objet perdu. Pendant un mois on s’entretint de la disparition de cette cloche, puis, comme il ne restait que celle de l’église, l’emploi d’animero fut supprimé de fait et je pus dormir sur les deux oreilles. Ce ne fut que la veille de mon départ, entre onze heures et minuit, que je retirai ma prisonnière de son caisson pour la reporter dans la sacristie.

Ce grotesque épisode, que j’eusse dû celer est un des rares incidents qui rompirent l’uniformité de ma vie à Sarayacu. Aujourd’hui que cette vie appartient au passé, je me surprends à chercher sous ses cendres quelque étincelle de jeunesse et d’enthousiasme, et, disons-le, à regretter, avec le calme profond dont je jouissais, mes travaux coupés par des bains, des siestes et des promenades, mes excursions dans les bois, mes rêveries sans but à la fin de chaque journée, et jusqu’au sommeil d’enfant qui retrempait mes forces. Jusqu’à ce que sa pauvre machine ait été refondue ou perfectionnée, l’homme passera une moitié de sa vie à désirer et l’autre à regretter.

J’ai dit, sans toutefois en être sûr, que je me levais à six heures, et qu’après un bain pris à la rivière, en compagnie de jeunes va-nu-tout chargés d’épouvanter les crocodiles, je rentrais dans ma cellule frais et dispos. Une tasse de café noir achevait de me réveiller et donnait du ton à ma fibre. Avant de me mettre au travail, j’allais faire un tour de jardin, non pour admirer les aulx et les oignons cultivés par fray Hilario, mais pour cueillir les figues mûres d’un ficus sativa et les fleurs fraîchement écloses d’un rosier hybride, lesquelles rappelaient par leur beauté notre rose à cent feuilles, et par leur odeur la rose des quatre saisons. Ma récolte faite, je rentrais chez moi et me mettais à la besogne. De temps en temps, je m’interrompais pour flairer une rose et manger une figue. Cela me conduisait jusqu’à midi. La cloche du couvent sonnait alors pour le dîner, et les bons pères me précédaient au réfectoire. Après ce repas, d’où l’appétit excluait la conversation, les religieux rentraient chez eux pour faire un bout de sieste et j’allais battre les forêts, seul ou accompagné d’un néophyte. Vers trois heures, je revenais à la Mission, chargé d’une moisson de plantes conquises au prix de cent égratignures sur les arbres et les buissons. Selon que j’abordais le village par le côté du nord, du sud, de l’est ou de l’ouest, j’inspectais en passant les demeures des néophytes ; je donnais un coup d’œil à la forge et à la cuisine ; je regardais le charpentier Zéphirin raboter des planches, ou Rose la blanchisseuse laver le linge du couvent. Après un bonjour, un sourire, une plaisanterie échangés avec l’un d’entre eux, je n’enfermais dans ma cellule où je travaillais jusqu’au soir. À huit