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los, les interprètes et le jeune Impétiniri commis à leur garde, avaient reçu l’hospitalité sous le toit de ces bonnes gens, et s’y trouvaient aussi à l’aise que s’ils eussent été dans leur propre logis. Leur teint animé, l’éclat de leurs yeux, leur langue un peu épaisse, témoignaient qu’ils avaient convenablement fêté leur arrivée à la Mission.

Tous nous entourèrent et nous pressèrent dans leurs bras avec cette tendresse expansive que l’ivresse donne aux hommes quand elle ne les rend pas maussades ou furieux. Certain Conibo à figure joviale, que j’avais eu dans ma pirogue depuis Paruitcha jusqu’à Sarayacu vint passer son bras autour de mon cou, et tout en inspectant ma nouvelle tenue, s’enquit avec intérêt de la Bichi-hui qu’il ne voyait plus sur mon corps. L’objet que l’innocent sauvage désignait par ce nom était ma robe de bayeta pourpre quiil avait convoitée durant le voyage et qu’à cause des longs poils de l’étoffe il prenait pour la dépouille d’un animal. De là le nom de Bichi-hui — peau de bête rouge — qu’il lui donnait.

Comme il eût été trop long d’expliquer à mon ex-rameur que ce qu’il avait pris jusqu’alors pour la fourrure d’un quadrupède, était un morceau de laine de Castille, coupé à la pièce par un respectable marchand de Cuzco et façonné en sac-tunique par une beauté de la ville, qu’en outre mon intention était de conserver ce vêtement qui pouvait m’être utile, je répondis à l’individu que j’avais donné la peau en question à mon ami le capitaine. Cette nouvelle parut le contrarier fort, et pour l’oublier, il vida d’un trait une écuelle de boisson fermentée.

Durant cette promenade à travers le village, nous eûmes la curiosité d’entrer dans quelques huttes, afin de juger par l’élégance ou le confort de leur mobilier n’y vîmes que des meubles et des ustensiles de première nécessité, barbacoas, hamacs, jarres et cruches, lesquels nous parurent très-inférieurs comme exécution aux objets de même nature façonnés par les indigènes de l’Ucayali. Sous le rapport des arts manuels, la civilisation était restée au-dessous de la barbarie.

La cuisinière de Sarayacu et son mari le fendeur de bûches[1].

En rentrant au couvent, le majordome nous fit part de la décision prise en notre absence par le chef apostolique de la Mission, à l’égard de nos logements respectifs. Le comte de la Blanche-Épine et l’aide-naturaliste avaient chacun une cellule, tandis que le capitaine, l’Alferez et moi nous devions habiter en commun celle où nous nous étions débarbouillés en arrivant. Pareille décision n’avait rien que de simple ; mais le ton mélangé de froideur et de suffisance que prit le majordorme pour nous la notifier, et qui contrastait avec son obséquiosité du matin, me fit dresser l’oreille. Je crus sentir flotter dans l’air du réfectoire, où l’homme nous avait arrêtés, comme une vapeur délétère qu’un poëte classique eût appelée : — le souffle empoisonné de la calomnie. — Néanmoins je renfermai mes impressions au dedans de moi, et sans dire un mot à mes compagnons des mauvaises pensées qui me venaient en foule, j’attendis qu’une occasion me permît de juger si mes soupçons portaient à faux.

Cette occasion me fut offerte le soir même. Pendant le souper où le prieur, affectant de ne pas regarder de

  1. Ce couple, appartenant à la tribu des Orejones de la rivière Napo, fut échangé par le R. Plaza contre une hache neuve dans un voyage qu’il fit à Quito en 1828. Les Orejones, encore enfants, suivirent le missionnaire à Sarayacu, furent baptisés à leur arrivée, et, de frère et sœur qu’ils étaient, devinrent époux quand l’âge fut venu pour eux de s’établir. Une telle union, que le R. Plaza ne put prévoir ni empêcher, ces Orejones étant les seuls de leur race qui existassent à Sarayacu et les néophytes de la Mission ayant repoussé toute alliance avec eux, une telle union fut loin d’être heureuse. Les luttes à coups de tête et à coups de poing des monstrueux conjoints scandalisèrent plus d’une fois la population de Sarayacu.