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ressortir avec plus d’avantages encore le triste état de nos costumes, salis par les ocres et les glaises, mis en lambeaux par les épines et souillés par la graisse des déjeuners et des dîners que nous avions faits sans serviette sous le chaume de cinq nations.

Ce n’est pas que la tenue du chef de la Commission française fût superlative et irréprochable, et sans le voisinage de nos guenilles qui lui servaient de repoussoir et la faisaient valoir, comme on dit en peinture, elle eût laissé peut-être à désirer. Ainsi, un dandy parisien n’eût pas manqué de remarquer que l’habit, court de basques et d’une coupe surannée, était déjà usé aux coudes ; que les jambes du pantalon remontaient à trois pouces au-dessus des chevilles ; que les souliers, rougis par l’eau et bleuis par la moisissure, appelaient en vain le cirage à l’œuf ; qu’enfin le chapeau gris, bosselé, aplati, déformé par les pluies et séché à rebrousse-poil par le soleil, n’allait pas de pair avec l’habit noir ; mais cette part faite à la critique, ou plutôt donnée en pâture au petit serpent de l’envie qui frétillait dans le cœur de chacun de nous, les défauts que nous venons de signaler disparaissaient dans l’ensemble, et l’effet général du costume restait satisfaisant.

Sa transformation opérée, le comte de la Blanche-Épine avait remis à l’esclave malgache, son cuisinier, des lettres dont il avait eu soin de se munir à Lima, et qui l’accréditaient auprès des religieux de Sarayacu. Malgré l’induité de l’heure et les rauquements des jaguars qu’on entendait sous bois, l’esclave reçut l’ordre de porter sur-le-champ ces lettres à leur adresse. Nous le vîmes partir et disparaître au seuil de la forêt qui sembla s’ouvrir et se refermer sur lui comme une gueule sombre. Les préparatifs du souper, un moment suspendus par ces incidents, se poursuivirent de nouveau. Chacun de nous, pour réparer le temps perdu, mit la main à la pâte, soufflant le feu, l’entretenant de combustible, écumant le potage ou vérifiant son degré de salure. Dédaigneux de ces soins vulgaires, le chef de la Commission française était allé s’asseoir près d’un foyer inoccupé, et examinait tour à tour, avec une satisfaction visible, sa toilette relativement irréprochable et ses ongles démesurés, auxquels un polissage continu avait donné le lustre des agates.

Vers dix heures, las de causer et de fumer des cigarettes, nous allions nous blottir sous nos moustiquaires et demander au sommeil la réhabilitation de nos forces, quand les sons d’une cloche fêlée retentirent dans le lointain. Nous ouvrîmes toutes grandes nos deux oreilles. La cloche cessa de tinter, et un chœur de voix étranges s’éleva dans le silence de la nuit. Dans le nocturne chanté à pleins poumons par ces voix inconnues, nous ne tardâmes pas à reconnaître un cantique à l’usage des Quecheus de la Sierra. Comme nous nous communiquions nos impressions diverses au sujet de ce chant pieux et inattendu, un brouhaha de cris féroces et d’appels discordants succéda à la mélopée liturgique. Le bruit, de plus en plus distinct, paraissait sortir des massifs de verdure qui nous cachaient la petite rivière de Sarayacu. Dans l’idée qu’on cherchait à se renseigner sur notre compte, tout en nous faisant savoir que des amis nous arrivaient, nous répondîmes aux cris sauvages que nous venions d’entendre par des cris à peu près pareil. Quelques minutes après, une grande pirogue éclairée par des torches et montée par des rameurs vêtus de blanc, sortait de l’ombre des verdures et, rasant la plage, venait s’arrêter par le travers de notre campement. Les hommes qui la conduisaient débarquèrent, et guidés par l’un d’eux, qu’à sa blancheur on pouvait prendre pour un Européen, s’avancèrent vers nous. D’abord il y eut de part et d’autre un peu d’appréhension et de défiance ; si ces individus, se produisant à l’improviste et la torche au point, nous firent un effet singulier, nous parûmes produire sur eux un effet semblable. Notre tenue, il est vrai, n’était pas de nature à nous attirer leur confiance. Certains d’entre nous eussent pu poser dans un atelier pour des bohémiens de Callot ou des mendiants de Murillo. Inutile d’ajouter que j’étais de ce nombre, et que ma robe rouge entrevue aux clartés du feu, mes cheveux pendants et ma barbe inculte, complétés par l’album que je feuilletais, me donnaient l’air d’un vrai sorcier épelant son grimoire. Mais dès que le comte de la Blanche-Épine eut fait quelques pas au-devant de ces inconnus, son costume, pareil au soleil vainqueur des nuages, dissipa sur-le-champ les soupçons fâcheux qu’ils avaient pu concevoir sur nous. Leurs fronts se déridèrent et leurs bouches nous sourirent à l’unisson.

Ces gens à peau brune, dont la venue inopinée nous avait surpris et presque alarmés, étaient des néophytes de la Mission, que leurs supérieurs, instruits de notre arrivée par le message et le messager du comte de la Blanche-Épine, envoyaient au-devant de nous avec du bouillon de volaille, de l’eau-de-vie et des œufs frais. L’homme blanc qui les commandait était un Yankee, que des affaires commerciales un peu embrouillées avaient conduit de Lima à Sarayacu, où les pères de propaganda fide, sans souci de sa qualité d’hérétique et de sectaire de Calvin, l’admettaient à leur table et utilisaient son talent comme mécanicien.

Pendant que nous faisions cercle autour des néophytes, Indiens d’origine Cumbaza, nés à Sarayacu et qui parlaient assez facilement l’idiome quechua, le comte de la Blanche-Épine, profitant de la distraction générale, avait entraîné le Yankee à l’écart et lui racontait les divers incidents de notre voyage, préalablement revus, corrigés et surtout amplifiés. Aux regards singuliers que l’homme nous jetait à la dérobée, à ses gestes d’étonnement, à ses haut-le-corps qui témoignaient d’une indignation véritable, il était facile de deviner que le chef de la Commission française lui faisait de nous un portrait hideux. Mais le témoignage de notre conscience nous mettait au-dessus de l’opinion de ce mécanicien et des calomnies qu’on lui débitait à l’oreille. Insensible à l’action des acides dont on nous arrosait de la tête aux pieds, nous continuâmes de dialoguer avec les mozos Cumbazas, que leur qua-