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arbres à terre, le tuent et le coupent en morceaux. Les nomades appellent impurs ces chasseurs.

« Au-dessus de ces éléphantophages habite un peuple peu nombreux de strouthophages, — mangeurs d’oiseaux, — chez lesquels on trouve des oiseaux aussi grands que des cerfs, et qui, s’ils ne peuvent voler, courent du moins avec une grande vitesse, comme les autruches ; les uns les chassent avec des flèches ; d’autres emploient ce stratagème : ils se couvrent de la peau d’un de ces animaux : leur bras droit, fourré dans la partie du cou, remue de manière à imiter les mouvements de l’animal ; de la main gauche, ils prennent des graines dans une panetière suspendue à leur côté, et les répandent devant eux ; les oiseaux sont attirés par cet appât dans des fossés, où des chasseurs apostés les assomment à coups de bâton. Ces strouthophages se servent de la peau de ces oiseaux pour se vêtir et se coucher : ils ont guerre avec les Æthiopiens, appelés Siles, qui, pour armes offensives, emploient des cornes d’oryge. Ils sont voisins d’hommes plus noirs, plus petits, qui vivent moins longtemps que les autres, car ils dépassent rarement l’âge de quarante ans, parce qu’il s’engendre des vers dans leur chair. Ces hommes se nourrissent des sauterelles que chassent en ces lieux les vents de sud-ouest et d’ouest, qui soufflent avec violence au printemps. Ils prennent ces sauterelles en jetant, dans des ravins, du bois qui fait beaucoup de fumée lorsqu’il brûle : ils y mettent légèrement le feu par-dessous : les sauterelles, volant au-dessus, sont aveuglées par la fumée, et tombent. Ils les broient, mêlées avec de la saumure, et en font des gâteaux qu’ils mangent. »

Ce dernier paragraphe est de beaucoup le plus exact, ainsi que j’ai pu m’en convaincre durant le voyage que je raconte ici. Les sauterelles descendaient en vols épais de l’Hamazène où, probablement, elles avaient mis presque à néant l’espoir du pauvre laboureur abyssin. Elles volaient, je crois, de l’ouest-sud-ouest au nord-nord-est. Les arbres, les khors, les revers des coteaux, tout était couvert de myriades de points jaunes ou violets : grand renfort pour tous les oiseaux chasseurs, si nombreux dans cette région, notamment les pintades, qui en restaient si gavées qu’elles se laissaient presque prendre à la main.

Mais elles n’étaient pas seules à la curée : les gens d’Aïlat, chargés de ghirbas (sacs de cuir), avaient émigré en masse dans la direction du fléau béni, avec le même empressement joyeux que montrent les pêcheurs bas-bretons, quand les vigies ont signalé les bancs de sardines. J’ajouterai que ces mangeurs de sauterelles, bien que d’un teint effectivement plus foncé que leurs voisins me parurent grands et bien faits, et que l’histoire de cette affreuse maladie, et de cette brièveté de la vie humaine, racontée par notre Grec, n’est pas vraie aujourd’hui, et ne l’a jamais été. J’ai vu à Aïlat tout autant de vieillards sains et robustes, qu’on en pourrait voir à Alexandrie ou à Paris, pour ne pas dire plus.

Un jour et demi après mon départ d’Aïn, j’atteins un pli de terrain ombragé d’épaisses forêts d’aouel, et qui a le nom gracieux d’eau des vierges (Mai Aualid). Pendant que mes gens cherchent de l’eau et de l’ombre, je cours à travers la plaine jusqu’à une hauteur isolée qui ressemble au profil d’un glacis de place forte et que j’escalade par sa pente douce, et je me mets à dessiner en toute hâte le pittoresque fouillis des montagnes de Mensa, sorte de petite Kabylie qui ouvre devant moi la plus large de ses failles, celle par où s’échappe le torrent de Lava. Mon travail fini, je dis adieu du regard à ce curieux pays, en portant mentalement envie à MM. Sapeto et de Courval, qui en ont parcouru à leur loisir tous les méandres ; puis je rejoins mes gens déjà prêts à partir, et après nous nous engageons dans le steppe sablonneux et aride.

À dix minutes de l’aiguade, je perds la trace de mes compagnons : une colline couverte de petits menhirs, comme une tombelle celtique, se présente devant moi : c’est un cimetière bédouin appelé Konfaldjemé. Ty monte, et de là je distingue plusieurs points noirs parmi les légères ondulations de la plaine ; c’est ma caravane, et je me hâte de la rejoindre. Deux heures et demie après nous arrivons à Amba, lieu fort pittoresque, où nous campons au bord d’une mare profonde qu’ombrage un beau tamarise cher aux caravanes. Au moment même où nous arrivons une longue ligne de chameaux du Barka chargés de nattes défile lentement devant nous : ils sont menés par des Beni-Amer, qui vont vendre à Massaoua le produit du travail des femmes de leur ferik (sous-tribu) pendant la saison des pluies. Les nattes du Barka sont grossières mais elles ont deux avantages fort appréciés à Massaoua, où l’on en fait une consommation énorme : elles durent longtemps et ne coûtent pas cher.

Le torrent d’Amba, à la saison sèche, n’est qu’un chapelet de mares qui finissent même par se réduire à une, celle dont je parle ; mais au temps des pluies, il roule avec fureur ses eaux troubles à travers des roches violacées.

Deux heures et demie après Amba, je traversai le torrent de Chinket-kaïa, ainsi nommé de la couleur de brique des berges qu’il affouille profondément (kaïa, rouge), et j’arrivai le soir à la tête d’une île très-boisée formée par un très-large torrent : elle s’appelle Desset, et j’y étudiai et dessinai une série de nécropoles que j’ai décrites ailleurs avec détails. Ce sont des groupes de tumuli dominés par deux constructions assez curieuses nommées dans le pays Koubbât es Salatin (les tombes des rois). Ces tombes, dit la tradition des nomades, appartiennent à un peuple aujourd’hui disparu, appelé Rôm, et que Dieu, en mémoire de son impiété toujours croissante, couvrit d’une pluie de pierres.

La légende raconte ainsi la mort du dernier roi des Rôm, celui qui repose sous le tombeau à demi écroulé que figure mon dessin. Dans un accès d’orgueil impie, il lança une javeline contre le ciel. Dieu envoya à l’instant un aigle gigantesque qui s’abattit sur lui et lui dévora la cervelle.