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seules à une portée de fusil de Keren, de peur d’être enlevées. « Heureuses filles de la reine de Saba ! me dis-je en riant ; j’en ai vu plus d’une parmi vos sœurs, d’autre part, à qui cette perspective-là ne ferait pas peur ! » Plaisanterie à part, leur raison était bonne.

La plupart des marchands musulmans de cette frontière ajoutent aux profits de leur commerce légal, devenus aléatoires à cause des troubles d’Abyssinie, le vol des enfants qu’ils rencontrent sur les routes ou dans les endroits écartés. La langue anglaise a un mot expressif (kidnappers) pour peindre ces misérables, auxquels je reviendrai plus amplement dans un prochain récit. Le mal ne date pas d’hier : l’agent consulaire français à Massaoua, M. Degoutin, écrivait en 1844 : « Le vol des enfants chrétiens est toujours une belle œuvre aux yeux des musulmans de ce pays. Ce genre de commerce est favorisé par le gouverneur et le prince de la terre ferme. Un seul marchand d’Arkiko, Mehemet Haçan, en a vendu cinquante trois en 1842. J’ai fait quelques réclamations dans les premiers temps que j’étais ici, mais je n’ai pu rien obtenir. »


XIII

Départ pour Massaoua. — Ainsaba. — Torrents de cette contrée. — Le Mensa.

Après cinq jours de séjour à Keren, je dus songer à regagner Massaoua. M. Stella m’accompagna jusqu’au bord de l’Ainsaba, où nous bivouaquâmes ensemble, et d’où il repartit le lendemain matin pour Keren. Il craignait les invitations importunes de Dedjaz Haïlo, et se créait ainsi des alibis le plus souvent qu’il pouvait. Je pris congé de lui, plein de respect pour une existence aussi utilement employée, et bien décidée à faire tous mes efforts pour que son œuvre de civilisation fût appréciée et appuyée en Europe autant qu’elle mérite de l’être.

De l’Ainsaba, nous traversâmes la belle plaine qui forme le domaine de la microscopique tribu des Bedjouk dont j’ai déjà parlé ; nous passâmes le col assez escarpé de Massalit, et nous descendîmes dans le bassin du torrent Lebqa, que nous ne devions quitter qu’à Ain, à deux journées de là. Le lit du torrent était notre route. Nous marchions, comme l’avait fait trois siècles et demi avant nous le grand voyageur portugais François Alvarez, qui entra en Abyssinie par le même versant, mais à cinquante lieues plus au sud, « côtoyant toujours au long des fleuves dont les rivages étoient remparés d’un côté et d’autre de hautes montagnes, avec grands bois et épais, peuplés de beaux et divers arbres, dont la plus grande partie était sans fruit ; mais entre autres j’en y vis aucuns qui se nomment Tamarins, produisant un fruit tel que le raisin, lequel est fort requis entre les noirs, à cause qu’ils en font un vin brusq, et en portent parmi les foires comme nous faisons de raisins de cabas. Les fleuves et chemins par lesquels nous passions se montroient cavés et scabreux : ce qui provient par la furie de l’eau des grosses pluies, tonnerres et tempêtes, laquelle chose toutefois n’empêche aucunement les chemins, selon qu’il nous fut dit, et comme nous le vîmes par expérience en plusieurs autres semblables lieux. Le remède est, venant à découler ces impétueux tourbillons à grands flots, se retirer sur quelque coteau jusques à ce que la furie des eaux soit passée, qui pour forte et terrible quelle soit, ne met jamais que deux heures à découler des montagnes, d’où entrant en plainure (à cause de l’extrême sécheresse des campagnes sablonneuses) s’essuye et emboit soudainement, de sorte que nonobstant toute impétuosité d’eau démesurée les fleuves ne regorgent jamais ès campagnes et ne veulent étendre leurs cours jusques dans la mer : dont ne pûmes oncques apercevoir ni entendre qu’aucun fleuve d’Éthiopie pût tant filer, que de se venir rendre dedans la mer Rouge. Par ces montagnes et rochers se trouvent plusieurs animaux de diverses espèces, que nous vîmes, comme Lions, Tigres, Élephans, Tessons, avec une infinité de Cerfs, et grande quantité d’autres bêtes, fors de deux espèces, que nous n’y peumes apercevoir : qui sont Ours et Conils (Lièvres). Il y avoit, outre ce, des oiseaux ramages sans nombre, avec Perdrix, Cailles, Poules sauvages, Colons, Tourterelles en grand nombre : et finalement de tous ceux que nos régions produisent. »

Ain sépare deux tribus puissantes, les Mensa, au sud, et les Habab, dont j’ai parlé plus haut, et qui s’étendent fort loin au nord : ils sont partagés en trois sections qui, réunies, sont appelées les trois Meflez (les trois Sangliers). Ce titre de Meflez est très-bien porté au Sennaheit, et je trouve dans les généalogies de grands guerriers qui l’ont eu : ce qui prouve, avec mille autres détails caractéristiques, l’origine non musulmane de toutes ces tribus[1]. Les Habab sont nomades, et il y a une certaine corrélation entre la vie nomade et la barbarie islamique : ils se laissèrent aller tout doucement à l’apostasie, et n’eurent plus dès lors aucun moyen de récuser le joug des grands ou petits États musulmans qui les entourent. Déjà, en 1846, Emin Bey, commandant des troupes égyptiennes envoyées au secours du Kaïmakan de Massaoua menacé par les Naïbs insurgés, avait eu l’idée de demander aux Habab le tribut au nom du vice-roi. Le kantiba (chef supérieur) des Habab déclara fièrement qu’il ne reconnaissait pas la suzeraineté de l’Égypte ; mais, peu désireux de pousser à bout un officier qui disposait de 6 000 bachi-bazouks, il lui envoya, pour cette fois seulement, un cadeau de cinquante vaches.

Les Naïbs ont été plus heureux ou plus patients : aidés par le kaïmakan de Massaoua et ses Arnautes, dont les mauvais fusils inspirent aux Bedouins une respectueuse terreur, ils ont réussi à soumettre les Habak à un impôt annuel, d’ailleurs assez modéré. Aujourd’hui

  1. Ceci me rappelle que dans les chroniques où figure le roi des Bretons Judikaël, qui fit la guerre vers 630 au bon roi Dagobert (rude sabreur, quoi qu’en dise la chanson), il est dit que Judikaël se jetait parmi les bataillons franks comme un fort verrat dans un troupeau de porcs : Quasi verres robustus inter porcos, ita rea Judicaelus.