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L’industrie du fer n’est pas la seule qu’exercent les gitanos de Grenade ; une de leurs principales ressources est encore la chalaneria ou charraneria. ce mot comprend tout ce qui a rapport au commerce, à l’échange, au maquignonnage des chevaux ; il n’est pas au monde de maquignons dont l’habileté égale celle qu’ils déploient dans cette industrie. D’abord ils servent toujours d’intermédiaires dans toutes les ventes d’animaux, comme chez nous les israélites de l’Alsace ; ils ont toutes sortes de préparations secrètes pour donner aux chevaux une vivacité extraordinaire, ou les faire tomber dans un état de langueur. Ainsi, l’on cite ce qu’ils appellent le drao, drogue qu’ils jettent en cachette dans la mangeoire des chevaux, et au moyen de laquelle ils les rendent malades, du moins en apparence, afin de se faire payer pour les guérir ensuite ; car ils sont également albeitares, ou vétérinaires. On leur attribue, en outre, le pouvoir de charmer les animaux au moyen de paroles magiques, et ils sont généralement regardés par les gens du peuple comme plus ou moins sorciers, et comme jetant à volonté le mauvais œil, el mal de ojos.

M. Georges Borrow, qui a vécu longtemps au milieu des gitanos et connaît parfaitement leurs mœurs, raconte, au sujet du pouvoir singulier qu’ils exercent sur les chevaux, une aventure étrange dont il fut témoin, et à laquelle, dit-il, il serait difficile d’assigner une explication raisonnable. C’était sur un champ de foire dans lequel plus de trois cents chevaux se trouvaient réunis ; des gitanos parurent, et aussitôt une panique extraordinaire s’empara de tous ces animaux, qui se mirent à hennir, à geindre et à lancer des ruades, en essayant de s’échapper dans toutes les directions ; quelques-uns, plus furieux que les autres, semblaient véritablement possédés du démon, frappant convulsivement des pieds, la queue et la crinière hérissées comme les soies d’un sanglier ; la plupart de ceux qui montaient ces chevaux eurent beaucoup de peine à rester en selle, et un grand nombre furent jetés à terre.

Aussitôt que la panique eut cessé, et elle cessa aussi soudainement qu’elle avait commencé, les gitanos furent immédiatement accusés d’être les auteurs de tout ce désordre ; on leur reprocha d’avoir ensorcelé les chevaux pour les voler au milieu de la confusion, et les fermiers du marché, assistés de gens du peuple qui détestaient particulièrement les gitanos, les chassèrent à coups de cannes et de gourdins. Voilà, ajoute le missionnaire protestant, ce que l’on gagne à avoir une mauvaise réputation.

Les gitanos de Grenade ont une physionomie des plus marquées : leur teint olivâtre, leurs cheveux noirs, longs et crépus, des lèvres épaisses, les font aisément distinguer des Espagnols ; comme les peuples asiatiques, ils sont de petite taille et ont les pommettes très-saillantes. Un de nos collaborateurs, M. A. de Gobineau, dit avec beaucoup de raison, dans son remarquable ouvrage sur l’inégalité des races humaines, que les individus de cette race présentent exactement la même précocité physique que les Hindous, leurs parents ; et, ajoute-t-il, sous les cieux les plus âpres, en Russie, en Moldavie, on les voit conserver, avec leurs notions et leurs habitudes anciennes, l’aspect, la forme du visage et les proportions corporelles des Parias.

Les gitanos de Grenade sont les plus grands gesticulateurs du monde, sans excepter les Napolitains, et ont dans les traits une mobilité extraordinaire, comme tous ceux d’Espagne. Ils passent pour être exercés au vol dès leur enfance, non pas au vol à main armée, car ce sont en général les gens du monde les plus inoffensifs, mais à celui qui exige une habileté particulière dans les doigts ; moins forts que les Espagnols, ils se vengent en les volant autant qu’ils peuvent, et en exerçant contre eux, à défaut du droit, du plus fort, celui du plus rusé ; il faut pourtant dire à leur honneur qu’il y a des exceptions. Une fois que nous étions entrés chez l’un d’eux, le bohémien Rico, brave homme à la figure franche et avenante, qui nous avait offert quelques fruits, il arriva à l’un de nous de laisser tomber, sans s’en apercevoir, quelques pièces blanches qu’il nous rendit très-fidèlement. Doré voulut, en souvenir de cette belle action, le faire poser un instant, et récompensa son modèle avec une générosité dont il parut vivement touché.

Les gitanas sont sveltes et souples, et marchent avec un déhanchement tout particulier ; on en voit quelquefois d’une beauté remarquable, avec de grands yeux noirs, vifs et fendus, des yeux picaresques, comme disent les Espagnols, expression qui correspond exactement à notre mot fripon, des cheveux de jais et des dents aussi blanches que l’ivoire. Leur grande affaire, c’est de dire la bonne aventure, la buena ventura, ou la baji, comme elles disent dans leur langage ; c’est dans les lignes de la main qu’elles lisent l’avenir. Un auteur de la fin du seizième siècle, Covarrubias, les définit ainsi : « Gente perdida y vagabonda, inquieta, engañadora y embustidora ; dicen la buena ventura por las rayas de las manos » — Race perdue et vagabonde, trompeuse et menteuse ; elles disent la bonne aventure au moyen des plis de la main.

Après la bonne aventure vient la danse, dans laquelle elles brillent d’une manière toute particulière ; il n’est pas un étranger qui veuille quitter Grenade sans avoir vu danser les gitanas. Ordinairement elles se rendent à l’hôtel sous la conduite d’un capitan, gitano qui se charge d’organiser le ballet, armar el baile, et qui les accompagne avec sa guitare. Mais ces danses, organisées à l’avance et accommodées suivant le goût des étrangers, n’ont plus leur sauvagerie originale ni la saveur particulière de l’imprévu. Quant à nous, que nos fréquents voyages à Grenade et quelque connaissance de la langue avaient mis à même d’étudier à fond les mœurs des habitants du Sacro Monte, nous y conduisîmes nos camarades, et au bout d’un instant le bal fut armé ; les danseuses improvisées, superbes de désinvolture sous leurs misérables haillons, faisaient claquer leurs castagnettes d’impatience, en attendant les guitares et les panderetas qu’on avait été chercher dans les tanières voisines. Bientôt les guitares commencèrent à grincer