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parfaite de ce qu’ils étaient au temps de la domination musulmane : nous admirâmes surtout des colonnes avec de très-curieux chapiteaux ornés de caractères coufiques très-anciens, qui peuvent remonter au dixième ou au onzième siècle. Au milieu de la salle principale est la piscine où l’on se baignait, et où les ménagères de l’Albayzin viennent aujourd’hui laver leur linge. Dans d’autres pièces contiguës on voit le long des murs des estrades en maçonnerie, destinées à recevoir les lits de repos ; ces pièces, où l’on se rendait après le bain, étaient chauffées, probablement au moyen de tuyaux placés dans l’épaisseur du mur ; à l’extrémité se trouve un patio et petit jardin dans lequel les baigneurs allaient respirer le frais. La disposition de ces bains a beaucoup d’analogie avec celle des thermes romains ; on y retrouve l’apodyterium dans la première salle, et dans la suivante le tepidarium ou étuve ; c’est également, du reste, la distribution des bains actuels si communs en Orient.

Un édit de Philippe II ayant défendu aux Morisques l’usage des bains, ils chargèrent un vieux gentilhomme more, nommé Francisco Nuñez Muley, de porter leurs plaintes au président de la Audiencia de Grenade, don Pedro de Deza, qui appartenait au Saint-Office. Ce curieux mémoire nous a été conservé : « Peut-on dire que les bains soient une cérémonie religieuse ? Non certes : ceux qui tiennent les maisons de bains sont chrétiens pour la plupart. Ces maisons sont des lieux de société et des réceptacles d’immondices, elles ne peuvent donc servir aux rites musulmans, qui exigent la solitude et la propreté. Dira-t-on que les hommes et les femmes s’y réunissent ? Il est notoire que les hommes n’entrent pas dans les bains des femmes. Les bains ont été imaginés pour la propreté du corps : il y en a toujours eu dans tous les pays du monde, et s’ils furent défendus en Castille, c’est parce qu’ils affaiblissaient la force et le courage des hommes de guerre. Mais les habitants de Grenade ne sont pas destinés à faire la guerre, et nos femmes n’ont pas besoin d’être fortes, mais propres. »

Malgré ces bonnes raisons l’édit fut maintenu, et les Morisques durent renoncer à leurs bains.

L’Albayzin, qui a aujourd’hui un aspect si délabré et si misérable, était du temps des Mores un quartier riche et industrieux : c’est là que se tissaient, avec la soie de l’Alpujara, ces belles étoffes tant vantées par les voyageurs. Après la reddition de Grenade, c’est dans l’Albayzin qu’éclata la première insurrection des Moriscos, ou petits Mores, comme les appelaient dédaigneusement les Espagnols.

Le Sacro-Monte, voisin de l’Albayzin est un faubourg encore plus curieux à visiter : son nom, qui signifie montagne sacrée, vient de ce qu’on y trouva des ossements qu’on crut avoir appartenu à des martyrs. Le Sacro-Monte est aujourd’hui le quartier général des gitanos de Grenade ; c’est à proprement parler une ville dans la ville, avec une population qui a ses mœurs et son langage à part ; nous allions dire ses maisons à part, mais quoique le Sacro-Monte soit très-peuplé, il n’y existe pas de maisons : les flancs de la colline sont percés d’une infinité de trous ou de grottes qui tiennent lieu de maisons aux gitanos. Ces singulières habitations sont en général précédées d’une petite cour ordinairement mal close ou même sans clôture, car il n’y a pas grand-chose à voler dans ces misérables demeures. On pénètre ensuite dans la grotte, composée d’une seule pièce, et fermées par quelques planches mal jointes : c’est dans cette pièce, dont les parois sont blanchies à la chaux, que vit pêle-mêle toute la famille, souvent composée de plus de dix personnes : un trou pratiqué dans la voûte livre passage à la fumée, car la pièce sert aussi de cuisine. Le mobilier, des plus misérables, se compose uniquement de quelques mauvais escabeaux, d’une table de bois blanc et rarement d’un grabat ; car les gitanos couchent pour la plupart sur le sol. Des enfants entièrement nus, aussi noirs que de petits Africains, grouillent çà et là au milieu des volailles faméliques et des animaux domestiques les plus immondes.

Tel est, avec fort peu de variantes, l’aspect de presque toutes ces tanières où vivent les gitanos du Sacro-Monte ; elles nous rappelèrent les habitations souterraines que nous avions remarquées à Cullar de Baza. Il faut dire que les bohémiens de Grenade sont plus misérables encore que ceux des autres provinces, de même que Grenade, qui n’a pour ainsi dire ni commerce, ni industrie, est aujourd’hui une des villes les plus pauvres de l’Espagne.

Un grand nombre de ces gitanos sont maréchaux-ferrants, forgerons ou serruriers, et ont leurs forges établies dans les flancs mêmes de la montagne ; aussi, quand on les voit le soir travailler à demi-nus, leurs corps bronzés, éclairés par le feu rouge de leurs fourneaux, on pense malgré soi au célèbre tableau de Velasquez qui représente les Forges de Vulcain. Il existait autrefois une loi qui défendait sévèrement au gitanos de travailler le fer ; cette loi doit être tombée en désuétude, il y a longtemps, car cette industrie est depuis plusieurs générations, particulièrement exercée par ceux de Grenade. Le travail du fer paraissait à cette époque très-dangereux entre leurs mains ; ils passaient pour commettre les crimes les plus abominables : ce n’était rien quand on leur reprochait de voler les enfants pour aller les vendre aux Mores des côtes de Barbarie, de se réunir en bandes pour attaquer les villages et même les villes, ou de dévaliser les voyageurs sur les grandes routes : on allait jusqu’à les accuser d’être anthropophages. Don Juan de Quinones raconte, dans son Discurso contra los gitanos, imprimé à Madrid en 1631, qu’un certain juge de Zaraicejo, nommé Martin Fajardo, fit arrêter, en 1629, quatre gitanos suspects, auxquels il fit donner la torture ; ils confessèrent qu’ils avaient tué une femme dans la forêt de las Gamas, et qu’en suite ils l’avaient mangée. Ayant reçu la question une seconde fois, ils reconnurent avoir assassiné et mangé un pèlerin qu’ils avaient rencontré dans la même forêt ; enfin, au troisième tour, ils reconnurent en avoir fait autant d’un moine franciscain.