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vise : Plus ultra, et de médaillons représentant des travaux d’Hercule, Daphné, et autres sujets de la fable.

En montant un peu plus haut, et en tournant brusquement à gauche, nous nous trouvâmes en face de l’entrée principale de l’Alhambra, que les Espagnols appellent Puerta Judiciaria, del Juicio ou del Tribunal. La porte du jugement s’ouvre au milieu d’une tour carrée et massive du ton le plus chaud, entre l’orange et la brique ; l’arc est en fer à cheval, en cintre outre-passé inscrit dans un carré, forme que les musulmans d’Espagne ont employée avec une prédilection marquée, et repose sur des jambages en marbre blanc

Il y avait, du temps des rois de Grenade, quatre entrées à l’Alhambra : la Torre de Armas, la Torre de Siete Suelos, ou des sept étages, une autre tour à laquelle on a donné depuis le nom des Rois Catholiques, et enfin la Torre Judiciaria : la tour et la porte du Jugement étaient ainsi appelées parce que, suivant un usage très-anciennement établi en Orient, les rois de Grenade venaient quelquefois s’y asseoir pour rendre la justice à leurs sujets des différentes classes, comme chez nous saint Louis sous le chêne de Vincennes.

Au-dessus de la porte existe une inscription arabe en deux lignes de caractères africains : cette inscription est très-intéressante, parce qu’elle nous apprend la date de la construction de la porte, et le nom de son fondateur ; nous en empruntons la traduction à notre excellent ami M. Pasqual de Gayangos, le savant orientaliste espagnol[1].

« Cette porte, — appelée Bàbu-sh-shari’ah (porte de la loi), — puisse Dieu faire prospérer par elle la loi de l’Islam, — comme il en a fait un monument éternel de gloire, — fut bâtie par les ordres de notre seigneur le commandeur des croyants, le juste et belliqueux sultan Abou-l-hadjàdj Yousouf, fils de notre seigneur le pieux et belliqueux sultan Abu-l-Walid Ibn Nasr. Puisse Dieu récompenser ses bonnes actions dans l’observation de la religion, et agréer ses hauts faits pour la défense de la foi ! Elle fut terminée dans le glorieux mois de juin 749 (l’an 1348 de l’ère chrétienne). Puisse le Tout-Puissant faire de cette porte un rempart protecteur, et enregistrer sa construction parmi les impérissables actions des justes ! »

Sur les chapiteaux des colonnes se lit cette inscription, si souvent répétée sur les murs de l’Alhambra, comme sur la plupart des monuments musulmans :

« Louanges à Dieu ! — « Il n’y a de pouvoir ou de force qu’en Dieu ! — Il n’y a d’autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète ! »

Comme nous aurons plusieurs fois, en visitant l’Alhambra, l’occasion de revenir sur ces inscriptions, disons ici que celles qu’on y voit sont de trois genres différents : Ayàt, ou versets religieux empruntés au Coran, — Asjà, sentences religieuses ou mystiques, mais ne faisant pas partie du Coran, — et Ash’ar, vers composés à la louange des rois de Grenade qui ont successivement contribué aux embellissements du palais. Les deux premières sortes d’inscriptions sont généralement en caractères coufiques, ancienne écriture arabe dont Mahomet se servit, dit-on, pour écrire le Coran : ce sont des caractères pleins de noblesse, réguliers, où les lignes droites se tordent quelquefois en entrelacs variés, et se mêlent rarement à l’ornementation du fond.

Les caractères africains, qu’on appelle également Neskhy, ont été employés exclusivement pour écrire les longs poëmes qui se déroulent sur les murs de l’Alhambra : moins sévères d’aspect que les caractères coufiques, ils sont cependant tracés avec un soin et une précision extrêmes, quoiqu’ils se déroulent avec la fantaisie la plus libre et la plus variée, se confondant souvent avec les fleurons, entrelacs et arabesques dont ils sont presque toujours accompagnés.

Au sommet de l’arc extérieur de la porte du Jugement, on voit une plaque de marbre blanc sur laquelle est sculptée une main, et un peu plus haut, sur la frise, une clef, également sculptée en bas-relief, emblèmes qui nous feraient croire que nous sommes en Orient, si une madone en bois sculpté presque de grandeur naturelle, et d’un travail assez médiocre, placée dans une niche à côté, ne venait nous rappeler que nous sommes en pays catholique. Beaucoup de conjectures ont été faites sur cette main et sur cette clef symboliques : suivant la tradition populaire, les Mores de Grenade disaient : « Quand cette main viendra prendre la clef et ouvrir la porte, les chrétiens pourront entrer dans ce palais. » La main et la clef sont toujours à leur place, et depuis près de quatre siècles les Espagnols sont maîtres de Grenade.

La véritable signification de la clef, c’est que les Mores croyaient que le prophète envoyé de Dieu devait s’en servir pour ouvrir les portes de l’empire du monde. Cette croyance se rapporte à un chapitre du Coran commençant par ces mots : Dieu a ouvert aux croyants… La clef était un signe symbolique très-souvent employé par les Sulis, et représentait l’intelligence ou la sagesse « qui est la clef au moyen de laquelle Dieu ouvre les cœurs des croyants, et les prépare à la réception de la vraie foi. » La clef était encore un symbole général chez les Orientaux, comme la croix chez les chrétiens. Après tout, l’explication la plus simple et la meilleure serait peut-être que la porte était la clef de la forteresse. Quoi qu’il en soit, la clef se retrouve encore sur la porte principale de plusieurs châteaux bâtis en Espagne par les Mores, particulièrement après l’arrivée des Almohades, témoins l’Alcazaba de Malaga, et les châteaux d’Alcala del Rio et de Tarifa.

Quant à la main, elle avait plusieurs significations mystérieuses : c’était l’emblème de la Providence divine, qui répand ses bienfaits sur les hommes ; c’était aussi la

  1. La plupart des auteurs, tant anciens que modernes, ont donné très-inexactement la traduction des inscriptions arabes de l’Alhambra : quelques-uns même, par exemple le P. Echeverria, ont publié des traductions tout à fait de fantaisie, n’ayant aucune espèce de rapport avec le sens véritable. Nous nous servirons de l’excellente et très-exacte traduction de M. Pasqual de Gayangos dont les magnifiques travaux sur les Arabes d’Espagne sont si connus et font autorité partout.