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chet spécial et vraiment romanesque à cet épisode de mes campagnes.

Le devoir m’avait conduit à mainte et mainte reprise parmi ces tribus où prévaut l’odieuse coutume de l’infanticide. Cet usage de mettre à mort les filles nouvellement nées, bien qu’on ait pu le rattacher à quelque absurde légende, est en réalité une conséquence de l’état de misère où croupissent certaines populations. Les mères l’acceptent avec une apathie surprenante ; elles en parlent sans le moindre remords : « Nos maris l’exigent, disent-elles, et au fait comment nourriraient-ils un si grand nombre d’enfants ? » D’un autre côté, lorsque je demandais aux célibataires mâles pourquoi ils ne s’étaient pas mariés, ils s’excusaient sur la « cherté des femmes. » Je cherchai alors à leur démontrer que les femmes seraient beaucoup meilleur marché si on élevait les petites filles. Mais, malgré cette irrésistible logique, je ne pense pas les avoir souvent convaincus, et ce fut seulement par de solennelles menaces ainsi que par des récompenses adroitement semées çà et là que je suis parvenu à diminuer sensiblement le nombre de ces infanticides traditionnels.

Ma dernière expédition chez les Khonds date du mois de novembre 1853. J’avais précédemment parcouru presque tous les districts que je visitai à cette époque, et j’eus le plaisir de trouver à peu près partout une adhésion sans réserve aux principes que nous avions fait prévaloir. Soit conviction sincère, soit obéissance passive, le Mériah Poujah n’avait plus un seul champion avoué. Dans deux ou trois localités cependant les chefs me demandèrent : « Comment nous excuser envers nos dieux ? » Et voyant que je leur laissais à cet égard toute liberté, un d’eux adopta la formule suivante qui me mettait en cause avec une naïveté singulière : « Ne vous irritez pas, ô déesse, de ce que nous vous offrons le sang des animaux au lieu de celui des hommes : si cependant vous nous en voulez, déchargez votre colère sur le gentleman d’Europe plus en état que nous de la supporter. C’est à lui, non pas à nous, que le crime est imputable. »

Je citerai encore comme incident remarquable la fuite d’un jeune Mériah qui, disait-il, aimait mieux être sacrifié chez les siens et pour leur faire plaisir plutôt que de vivre dans la plaine, chez des étrangers aux yeux desquels il n’avait aucune importance. Le chef de Ryabiji auquel il appartenait me le ramena quelque temps après en me reprochant de l’avoir laissé fuir : « Songez, me disait ce montagnard, un des plus beaux et des plus intelligents que j’aie connus, songez qu’il a déjà passé par toutes les cérémonies préliminaires et que sa présence est pour nous une tentation continuelle. Veuillez le garder un peu mieux. »

Il n’est donc pas vrai, comme on l’a dit à plusieurs reprises, que la simple capture d’une victime, sa présentation devant un agent de l’État lui ôte la valeur expiatoire, profane son caractère sacré, la met par conséquent à l’abri de tout danger ultérieur. Je pourrais citer contre cette théorie périlleuse trois exemples concluants de Mériahs qui ont été immolées après avoir passé par nos mains.

Les tableaux suivants compléteront cette rapide esquisse des efforts accomplis pendant dix-sept ans (1837 à 1854) pour en finir avec cet abominable débris des antiques superstitions de l’Inde. Pendant ce laps de temps nous avions sauvé :

Hommes. Femmes. Total.
Dans le Goomsur 101 122 223
Boad 181 164 345
Chinnah Kimedy 313 353 666
Jeypore 77 116 193
Kalahundy 43 34 77
Patna 2 » 2
Total 717 789 1506

Pendant la même période nous avions fait enregistrer mille cent cinquante-quatre Possiahs Poes, qui rendus à leurs propriétaires sous la garantie des chefs de village ne couraient plus aucuns risques d’être immolés.

On va voir ce que sont devenues les mille cinq cent six Mériahs de tout âge et de tout sexe qui ont dû la vie au développement de l’influence britannique dans le Khondistan.

Hommes. Femmes. Total.
Rendus à leur famille ou adoptés dans la plaine par des personnes dignes de toute confiance
194 148 342
Mariées à des Khonds ou à des habitants du plat pays
» 267 267
Entrés au service de l’État ou des particuliers
53 22 75
Morts depuis leur délivrance
69 88 157
Déserteurs
63 14 77
Élèves chez les missionnaires à Cuttack, Berhampore et Balalora
116 84 200
Établis comme cultivateurs dans différents villages
195 111 306
Placés à l’asile de Sooradah
27 55 82
Total 717 789 1506

Quant à l’infanticide, l’enquête de 1854 prouve que dans deux mille cent quarante-neuf familles de villageois où en 1848 on aurait à peine trouvé cinq ou six enfants du sexe féminin, il en existait neuf cent un épargnés certainement depuis lors.

Vigoureusement continués après mon départ de l’Inde nos constants efforts ont obtenu l’abolition complète du rite mériah. Si comme ceux des Sutties et des Thugs, il n’existe plus guère qu’à l’état de tradition historique, je n’en dirai pas autant de l’infanticide contre lequel on ne pourra réagir d’une manière efficace que par le progrès général des mœurs et des institutions administratives.

Pour en finir avec l’abominable abus que la Providence me destinait à combattre et que j’espère avoir contribué à détruire complétement, je dois répondre ici à une question qui m’a été fréquemment adressée sur le nombre approximatif des sacrifices humains qui pouvaient avoir lieu chaque année dans Khondivana ou Khondistan ; on n’a là-dessus que des données hypothétiques. Le capitaine Macpherson en 1846 portait à cinq cents le chiffre des victimes annuellement immolées. Il se fondait particulièrement sur le compte rendu de certains « grands sacrifices » accomplis dans le Bustar où avaient péri le même jour vingt-cinq à vingt-sept malheureux Mériahs.