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terrain carbonifère, dont les premiers affleurements accusent la présence d’un vaste bassin houiller.

Surpris par les Ovas dont il récusait l’autorité, M. Darvoy fut assassiné par les ordres de la reine Ranavalo. Nous visitâmes le lieu témoin de ce crime impuni ; nous vîmes debout encore quelques poteaux de sa case incendiée, et nous mêlâmes à nos tristes réflexions sur le passé, d’ardents désirs de venger tant d’insultes faites par ces barbares au pavillon de la France.

La côte ouest de Madagascar est découpée, déchirée, sillonnée de golfes, de baies et de ports ; le plus important est celui de Bombetok à l’embouchure de la rivière de Boéni. Cette rivière, qui prend sa source aux environs de Tananarive, est la plus considérable de l’île, et présente le chemin le plus facile pour se rendre à la capitale. La ville de Majonga, ancienne possession arabe et conquise par Badama Ier en 1824, défend l’entrée de la baie. Les Ovas y entretiennent comme à Tamatave une garnison de douze cents hommes, force plus que suffisante pour tenir en respect la population indigène. Un fortin garni de quelques canons s’élève sur l’extrême pointe du rivage. À deux cents mètres de là, sur la même hauteur, se trouve le village palissadé des Ovas, tandis que l’ancienne ville s’allonge sur les terres basses de la rivière. Nous ne fîmes à Majonga qu’un séjour de courte durée : nous devions visiter Moheli où nous arrivâmes le surlendemain.

L’île de Moheli, sur laquelle la France exerce une sorte de protectorat, est placée au sud de la grande Comore dont on aperçoit la nuit les éclats volcaniques. Elle a pour voisine à l’est Anjouan, dont la masse se détache comme un voile bleuâtre à l’horizon. Moheli est gouvernée par une reine, Jumbe-Souli, cousine de Radama et fille de Ramanateka.

Ramanateka, le fondateur de cette petite dynastie, était gouverneur de Bombetok sous Radama Ier. À l’avènement de Ranavalo, ses ennemis, puissants à Tananarive, convoitant ses richesses, demandèrent et obtinrent de le faire périr ; il fut donc appelé à la cour sous prétexte d’honneurs qu’on voulait lui rendre. On expédiait en même temps l’ordre de l’arrêter s’il refusait d’obéir. Averti secrètement et entouré de quelques amis fidèles, il réussit à tromper la vigilance de ses assassins ; il s’embarqua suivi de quelques serviteurs, et muni d’une somme de quarante à cinquante mille piastres.

Ramanateka remonta la côte et vint aborder à Anjouan, dont le sultan lui accorda l’hospitalité : en retour il l’aida puissamment dans ses guerres et se fit remarquer par sa valeur. Bientôt son hôte lui-même, jaloux et désirant s’approprier le petit trésor qu’il avait apporté, résolut de le perdre. Ramanateka, obligé de fuir, alla se réfugier à Moheli dont il fit la conquête pour son propre compte ; mais il ne put s’y maintenir qu’en luttant sans cesse contre ses voisins, et en détruisant jusqu’au dernier homme une forte expédition envoyée à Moheli par le gouvernement de Ranavalo.

Il avait deux filles, Jumbe-Souli et Jumbe-Salama. La seconde mourut, et la première, aujourd’hui reine de Moheli, succéda à son père.

Jumbe-Souli n’eut point de compétiteur au trône de son microscopique royaume ; les chefs de l’île l’acclamèrent. Comme elle était mineure, ils lui adjoignirent un conseil de régence. Pendant ce temps la jeune reine, instruite par une Française, se familiarisait avec nos mœurs, notre langage, et l’on pouvait espérer que notre religion même, embrassée par cette jeune fille, assurerait dans l’avenir à la France une nouvelle colonie. Rien n’eût été plus facile, et deux officiers de marine manifestèrent le désir de s’allier à la fille de Ramanateka. Jumbe-Souli était jeune, belle, on la disait intelligente, et, certes, on pouvait plus mal choisir ; il ne fut rien cependant de tous ces projets, la France l’oublia, et l’âge nubile arrivant, les chefs de l’île résolurent de donner un époux à leur petite souveraine. À défaut d’officier français ils allèrent chercher à la côte de Zanzibar un Arabe de bonne famille, auquel ils unirent Jumbe-Souli.

N’ayant personnellement aucune conviction religieuse, la reine de Moheli accepta sans contrainte la croyance de son mari : elle devint mahométane. Les choses en sont là. Grâce à notre protectorat, les quelques troubles élevés par les rivalités de ses ministres sont apaisés aujourd’hui.

À notre arrivée dans l’île, nous nous empressâmes de nous rendre chez la reine qui voulut bien nous recevoir. Le palais qu’elle habite, placé à l’aile gauche d’une petite batterie qui regarde la mer, est proportionné comme grandeur à la dimension de son royaume.

Ce palais consiste en une petite maison blanchie à la chaux, ne renfermant que deux salles percées d’ouvertures mauresques. La première, celle du rez-de-chaussée, est précédée d’une cour où s’étalent toutes les armes offensives de l’île, deux ou trois petits canons, espèce de fauconneaux, et les fusils de la garnison. La garnison, vêtue de ses plus beaux uniformes, nous attendait l’arme au bras, et nous passâmes en revue dix-huit soldats noirs, pieds nus, munis d’un pantalon blanc, le buste couvert d’une veste rouge à l’anglaise sur laquelle se croisaient deux larges courroies de buffleterie. Ils avaient comme shakos des espèces de mîtres d’évêque, également rouges et de l’effet le plus bouffon.

À notre arrivée, le prince époux, qui nous avait accompagnés, nous précéda dans cette première salle du rez-de-chaussée, étroite et longue : c’est une espèce d’antichambre, de salle des gardes, où la garnison se tint debout pendant que Son Altesse nous présentait aux grands officiers de la couronne.

J’éprouvai quelque répugnance à toucher la main de ces grands dignitaires dont quelques-uns me parurent affligés de gale ou de lèpre.

Une fois assis, la conversation languit malgré les soins de l’interprète, bavard juré dont la langue ne chômait cependant guère. Nous attendions l’instant de voir la reine qu’on était allé avertir, et qui, je le supposais, devait faire pour la circonstance un brin de toilette.