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mie intelligente ; l’un, le commandant, s’efforçait d’être grave, ainsi qu’il convient à un homme de son importance ; l’autre, moins comblé d’honneur, laissait plus libre cours à son humeur badine, et nous eûmes tôt fait connaissance. Tous deux nous observaient avec une attention sans égale, s’efforçant de copier nos gestes et manières, sûrs qu’ils étaient, guidés par notre exemple, de l’emporter en civilité puérile et honnête sur la foule de leurs connaissances.

Ils avaient bien la tenue de rigueur : habit noir, passé de mode il est vrai, gilet antédiluvien et pantalon d’un miroitement prodigieux, qui dénonçait son antique origine. Les chapeaux qu’ils venaient de quitter en se mettant à table, avaient la forme évasée de nos shakos civiques, de respectable mémoire ; ils avaient des reflets d’un rouge ardent, et, quant aux mouchoirs à carreaux qu’ils agitaient avec une grâce si séduisante, ils finirent par en être embarrassés au point qu’ils furent obligés de s’asseoir dessus, ignorant la destination d’une poche.

Mme la commandante, qui se trouvait ma voisine, était une grosse commère, basse sur jambes, gauche dans son vêtement fort mal fait à sa taille, et d’un teint jaune pomme passée. L’ensemble n’avait rien d’attrayant, et ma galanterie se trouva, malgré ma bonne volonté, fort refroidie à son endroit. Ses manières, du reste, ne m’encourageaient guère, car elle ne répondait à mes avances que par un épais regard qui ne disait rien, et se contentait de vider méthodiquement l’assiette que je lui remplissais à chaque plat nouveau.

Ferdinand me donna l’explication de l’énigme : je servais madame la première, et c’était à mon voisin qu’il fallait m’adresser d’abord, la politesse malgache exigeant qu’on serve l’homme le premier ; l’on ne doit pas s’occuper des femmes, qui ne sont considérées que comme créatures inférieures. L’étonnement de ma voisine se trouvait donc naturel, et je ne m’occupai plus que de mon « douzième honneur » qui, de son côté, s’épuisait en amabilités de toutes sortes.

Il me copiait avec une telle persistance que sa fourchette marchait en cadence avec la mienne ; je buvais, il buvait ; je mangeais, il mangeait ; je m’arrêtais, il s’arrêtait ; cet homme était certainement doué d’un rare talent d’imitation, et, n’eût été la gravité de la circonstance, j’eusse volontiers porté ma fourchette à l’oreille, pour voir s’il eût fait comme moi.

Mon voisin buvait sec ; mais le vin lui semblait fade ; il préférait le vermuth, d’un bien plus haut goût ; il n’en usait du reste qu’à plein gobelet, de telle sorte qu’en peu d’instants nous en vînmes aux familiarités les plus touchantes. À la moindre occasion, il me frappait sur le ventre, ce dont j’étais assurément très-flatté ; il jurait qu’il était mon ami, ce que je méritais à tous égards ; et, dans son expansion, il finit par plonger ses mains dans mon assiette, jugeant fort sainement que deux amis devaient tout avoir en commun.

À cette nouvelle marque de faveur, je rougis d’abord et fus pris d’un fou rire qui l’enchanta. Je lui fis comprendre aussitôt qu’en France, dans la meilleure société, les choses se passaient ainsi, et, lui abandonnant le restant du plat qu’il avait touché, je changeai d’assiette.

Il se faisait tard ; ces messieurs s’efforçaient d’éterniser la plaisanterie qui fût devenue fort mauvaise à la longue. Quoique portant bien le vin, ils commençaient à divaguer ; nous nous levâmes donc ; mais comme jamais dîner malgache ne se termine sans toasts, il fallut nous rasseoir. La coutume est de porter une santé à chaque invité, en commençant par le plus humble en grade ; on termine par la reine et l’empereur. Les gens zélés boivent aussi aux parents de leurs hôtes, à leurs enfants, petits-enfants, etc… jugez de notre position !… Nous commençâmes. Quand vint le tour de la reine, une manœuvre fut exécutée sous la veranda par la garnison du logis : la voix du caporal éclata comme un tonnerre, nos hôtes se levèrent chancelants, et se tournant vers Tananarive, vidèrent leur coupe à la gloire incomparable de Rasouaherina pangaka ny Madacascar.

Quand nous portâmes à notre tour la santé de l’Empereur, l’anxiété de nos Ovas fut grande ; ils commandèrent bien la manœuvre au dehors ; mais, ne sachant pas où se trouvait Paris, ils hésitaient sur le point de l’horizon. Il fallut les tourner vers le nord ; les difficultés augmentèrent lorsqu’ils durent prononcer les noms de Napoléon III, empereur des Français, et ce ne fut qu’au moyen de répétitions nombreuses qu’ils portèrent d’une voix émue cette santé dernière. Nous les renvoyâmes, il était temps. Chacun comprendra qu’après de si nombreuses santés, nous devions nous porter fort mal.

La nuit fut pénible, agitée, désolante ; les punaises nous avaient envahis ; des rats énormes prenaient nos corps étendus pour une route royale, et des moustiques affamés se ruaient à la curée. À peine avions-nous pu fermer l’œil, que le son d’une cloche fêlée, semblable à un glas de mort, nous fit dresser sur nos séants : nous nous interrogions, étonnés de ces sons lugubres, lorsqu’un bruit de chaînes, lourdement traînées, vint ajouter à notre effroi. Étions-nous donc dans la demeure des morts ! Je n’y tins plus, et, m’élançant au dehors, je fus témoin du spectacle le plus affreux qui se puisse voir.

La cloche sinistre était une énorme et vieille marmite qu’on frappait avec une barre d’acier pour appeler les esclaves au travail. Au milieu de la cour se déroulait une longue colonne de nègres, enchaînés deux à deux ; leurs jambes, également reliées par de gros anneaux, ne se mouvaient qu’avec peine ; pour avancer, ils les courbaient de façon que leurs pas ne pouvaient dépasser la longueur de leurs pieds. Ô les pauvres créatures ! Des guenilles informes couvraient leurs membres déchirés. Quelques-uns n’avaient qu’un lambeau de paillasson noir de fange ; leurs figures, abru-