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verains de la pampa del Sacramento, profitaient de la circonstance pour passer l’eau et prendre leurs aises. Les renseignements que nous recueillîmes à ce sujet étaient d’accord avec notre opinion.

Dans un trajet de quelques lieues seulement, nous relevâmes sur l’une et l’autre berge quatorze habitations de Sipibos, ce qui nous parut prodigieux, eu égard au petit nombre de demeures que nous avions comptées chez leurs voisins du sud. Une hospitalité patriarcale nous fut offerte sous le toit de palmes de ces indigènes, où nous mangeâmes pour la première fois de petites tortues au sortir de l’œuf. Ces animaux que les naturels recueillent par milliers sur les plages de l’Ucayali au moment de l’éclosion des œufs, sont jetés par leurs ménagères dans une marmite en terre avec un peu d’eau, un tampon de feuilles par-dessus et cuisent ainsi à la vapeur comme des marrons ou des pommes de terre. On les mange à la façon de nos crevettes, broyant à la fois sous la dent, la carapace et le plastron de l’amphibie encore sans consistance. C’est un mets étrange, délicat, d’un goût et d’un moelleux superlatifs, que je recommande en passant aux appréciateurs de Carême et de sa cuisine.

Moulin à broyer les cannes à sucre.

À mesure que nous remontions vers le nord, la nature déployait un luxe de végétation remarquable. Les plages nues ou bordées de roseaux ne se montraient qu’à de longs intervalles. Deux lignes de forêts placées en regards profilaient les berges de la rivière dont l’extrémité des courbes, ténue comme un fil, se perdrait dans les brumes de l’horizon. Des groupes d’îles de cinq à six lieues de circuit, couvertes d’une épaisse futaie, s’évade telle sorte, qu’il nous arrivait souvent de prendre pour la terre ferme les contours de ces archipels. Ce n’est qu’après les avoir dépassés que nous reconnaissions notre erreur. Comme correctif à la largeur phénoménale de l’Ucayali, sa profondeur était à peu près nulle. En certains endroits, et notamment devant la rivière Pisqni, affluent de sa rive gauche, la sonde avait accusé une brasse et demie. Cinq lieues plus loin elle trouvait fond par deux brasses. C’était quatre brasses de moins qu’au sortir de la gorge de Tunkini. De cette inégalité de niveau constamment observée, nous avions fini par conclure que l’Ucayali, rivière très-curieuse, très-pittoresque et la plus tortueuse peut-être de toutes celles qui sillonnent ce globe, semblait destinée à ne jamais porter que des embarcations d’un faible tirant d’eau. Quel échec pour les voyageurs et les géographes qui, depuis un siècle, s’obstinent établir un réseau de communications fluviales à travers l’Amérique du Sud, et par des combinaisons qu’ils croient ingénieuses, mais auxquelles se refuse énergiquement la nature, relient les provinces transandéennes du Pérou avec ses possessions cisandéennes. Nous reviendrons sur ce système d’hydrographie commerciale en faisant nos adieux à la rivière Ucayali.

Certain matin nous relevâmes à notre droite le chaînon est-sud-est de la sierra de Cuntamana, champignon trachytique poussé au beau milieu des parties planes du bassin de l’Ucayali-Amazone. La chose avait cela de merveilleux qu’aux alentours de la masse pierreuse, dans un périmètre de trois cents lieues, on chercherait en vain dans le sable des plages et dans l’humus des forêts, un caillou de la grosseur d’un œuf de mésange. Cette sierra violemment injectée au principe par quelque cratère ouvert dans les formations sous-jacentes, plutôt qu’épanchée sur la longueur d’une faille, dut sortir de terre tout d’une pièce et à l’état semi-liquide. La masse en s’affaissant sur elle-même et cherchant un niveau, emplit les cavités environnantes et détermina quatre chaînons qui partant du centre ou nudus, comme les jantes du moyeu d’une roue, se dirigèrent accidentellement vers les quatre vents cardinaux. Le chaînon du nord porte le nom de Cuntamana qui est celui de la sierra-mère ; le chaînon du sud est appelé Uri-Cuntamana, celui de l’est Canchahuaya, celui de l’ouest Chanaya-mana. De grandes forêts entourent la base et couvrent les versants de cette sierra dont les sommets seuls sont stériles. Ces forêts abondent en bois de construction et de placage, en salsepareille, cacao, styrax, vanille, copahu, en gommes et en résines, en miel et en cire, en plantes tinctoriales et médicinales. Les Sensis, débris de la grande nation des Panos à laquelle se rattachent les quatre tribus qui peuplent aujourd’hui la plaine du Sacrement[1], les Sensis, les plus propres, les plus avenants, les plus honnêtes de tous ces indigènes, habitent les forêts de Chanayamana où leur tribu, qui jouit dans les Missions voisines d’un excellent renom, compte douze à quinze familles représentant une centaine d’individus[2].

Trois jours de navigation seulement nous séparaient de la Mission de Sarayacu dont le Chontaquiro Jéronimo nous avait fait une description si pompeuse que, n’osant y ajouter foi, nous consultâmes nos rameurs conibos pour savoir jusqu’à quel point nous pouvions donner crédit aux affirmations du sonneur de cloches. Ceux-ci,

    peut-être à cette parenté qui les unit dans le passé, qu’il faut attribuer l’antipathie plutôt que la haine véritable que les Conibos et leurs alliés de la rive gauche de l’Ucayali paraissent éprouver pour les Remos et les Amahuacas de la rive droite. Tout en les pillant, les houspillant et même les assommant un peu à l’occasion, ils les tolèrent et les traitent comme gens infimes et sans conséquence.

  1. Les Cacibos, les Conibos, les Sipibos et les Schétibos. — Ses autres habitants ne sont que de simples groupes de deux à trois familles d’origines diverses.
  2. Les Sensis sont des Schétibos qui se sont séparés du gros de la tribu, il y a un demi-siècle environ, pour aller s’établir sur la rive droite de l’Ucayali. Ces indigènes vivent en bons termes avec toutes les tribus voisines.