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projet ou au plan qui leur est soumis, et jusqu’à la certitude de sa réussite. Ce tic bizarre est appliqué à une foule de choses. Le sujet le reproduit en s’assurant de l’élasticité de son arc fraîchement bandé, de la bonté d’une flèche qu’il a roulée entre ses doigts, soupesée et mirée par ses extrémités avant de s’en servir ; de l’aliment et de la boisson qu’il préfère ; enfin, de l’objet qu’il convoite et de la chose qu’il admire.

Les armes des Conibos sont l’arc, les flèches, la massue et la sarbacane. Le bouclier de peau tapir et les lances de palmier, dont il est fait mention dans les récits des premiers missionnaires, ont disparu depuis longtemps de leur panoplie. C’est du palmier chonta (oreodoxa) qu’ils tirent le bois nécessaire à la fabrication des arcs et des massues. La corde de l’arc est tressée par les femmes avec les folioles du palmier mauritia. Les vieillards des deux sexes sont chargés de confectionner les flèches et de récolter chaque année les hampes florales du gynerium saccharoides qu’ils emploient à cet usage, après les avoir bottelées et fait sécher six mois à l’ombre. Les rectrices d’un hocco, d’un pénélope ou d’un vautour-harpie, leur servent ensuite à les empenner.

Famille conibo en voyage.

La sarbacane, dont se servent les Conibos, ainsi que la plupart des indigènes de l’Ucayali et du Marañon, est fabriquée par les Indiens Xéberos qui habitent la rive gauche du Tunguragua-Marañon dans l’intérieur des terres, entre ses deux affluents, les rivières Zamora et Morona. Les Conibos l’obtiennent des Xéberos, en échange de cire qu’ils recueillent dans le tronc creux des cécropias. La valeur commerciale de cette arme est d’environ dix francs. Son utilité pour la chasse en a répandu l’usage parmi les néophytes des Missions de l’Ucayali et les riverains sauvages et civilisés du Haut-Amazone[1]. Les flèches affectées à ces sarbacanes sont de véritables aiguilles à tricoter. On les fabrique avec le pétiole des palmiers. La tête de ces flèches est empennée d’un flocon de soie végétale empruntée an bombax, et leur pointe aiguë, incisée de façon à se rompre dans la blessure de l’animal, est trempée à l’avance dans le poison des Ticunas[2].

Ce toxique, dont on n’a décrit qu’imparfaitement la

  1. Les Xéberos ne sont pas les seuls indigènes qui fabriquent des sarbacanes ou pupuñas. Les Ticunas, les Yahuas et quelques autres tribus du Haut-Amazone en fabriquent également. Le mode de fabrication de ces tubes est trop peu connu pour que nous ne lui consacrions pas ici quelques lignes. Deux listels ou baguettes, d’une longueur qui varie de deux mètres à quatre, sur une largeur en carré de deux à trois pouces, sont prises dans le stipe d’un palmier chonta et forment le corps brut de la sarbacane. Sur une face de ces baguettes, l’ouvrier ébauche au couteau un canal ou gouttière dont les deux moitiés de cercle, en les ajustant l’une à l’autre, lui donneront une circonférence. Pour obtenir une concavité parfaite, l’opérateur, après avoir ébauché sa gouttière, en saupoudre l’intérieur de sable grenu, et s’aidant d’une forte courroie de cuir de lamentin durcie à l’air et dont un de ses compagnons tient l’extrémité, manœuvre avec celui-ci à la façon de nos scieurs de long, tirant à lui et lâchant tour à tour, et sans s’en douter mettant en pratique l’axiome de physique qui veut que, de deux corps soumis à un frottement continu, le plus dur des deux use l’autre. Deux jours de ce travail ont suffi au sable pour user le palmier. Les deux gouttières, convenablement creusées, reçoivent un dernier poli à l’aide d’un astic emprunté à l’humérus d’un lamentin et par le même procédé qu’emploient les cordonniers pour lisser les semelles. Reste ensuite à les ajuster avec le plus grand soin, à abattre les angles extérieurs et à arrondir le tout, qu’une ligature en fil relie solidement du haut en Bas. Cette ligature est dissimulée au moyen d’un mastic composé de cir, de résine de copal et de noir de fumée. Comme aucune suture ou solution de continuité n’apparaît sur ces longs tubes, il est facile de les prendre, comme l’a fait le savant Humboldt, pour la tige creuse d’une bembusacée ou le stipe fistuleux de quelque palmier nain. À l’extrémité inférieure de la sarbacane, sont soudées deux défenses de pécari qui emboîtent en forme de parenthèse les lèvres du chasseur et empêchent le tube de vaciller. Enfin un point de mire est placé sur le dos de la sarbacane, à l’endroit où nous le plaçons sur nos armes à feu.
  2. Les Indiens Combazas, néophytes des Missions du Huallaga ; les habitants de Lamas, de Tarapote et de Balzapuerto, sur la même rivière, enfin les Xéberos et les Yahuas du Haut-Amazone,