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jours du meilleur goût. Il lui est arrivé, par exemple, de se cramponner a ma barbe, quand le roulis du bateau dérangeait quelque peu son équilibre.

26 avril. Même séjour. — Las de fouiller un à un tous les coins et recoins de la crique sans trouver le moindre hippopotame, le roi nous a dirigés vers une île occupée par le Mgussa ou génie du lac, non pas en personne, car le Mgussa est un Esprit, mais par une espèce de délégué ou de représentant qui sert à communiquer au roi de l’Ouganda les secrets du mystérieux abîme. Une fois à terre, on débuta par un pique-nique ou le pombé ne fut point épargné ; puis le cortége se mit à circuler dans une espèce de verger qu’il moissonnait gaiement, chacun paraissant animé des meilleures dispositions, lorsqu’une des femmes du roi — charmante créature, par parenthèse — eut la malheureuse idée, croyant lui être agréable, de lui présenter un fruit qu’elle venait de cueillir. Aussitôt, comme pris d’un accès de folie, il entra dans la plus violente colère : « C’était la première fois, disait-il, qu’une femme s’était permis de lui offrir quelque chose ; » et là-dessus, sans alléguer d’autre motif, il enjoignit à ses pages de saisir la coupable, de lui lier les mains, et de la faire exécuter sur-le-champ.

À peine ces mots prononcés, tous les jeunes drôles à qui le roi s’adressait déroulèrent en un clin d’œil les turbans de corde qui ceignaient leurs têtes, et, comme une mute de bassets avides, ils se précipitèrent sur la belle créature qui leur était livrée. Celle-ci, indignée que de pareils marmots se crussent autorisés à porter la main sur sa royale personne, essaya d’abord de les repousser comme autant de moucherons importuns, tout en adressant au roi des remontrances passionnées ; mais en peu d’instants ils l’eurent saisie, renversée, et tandis qu’ils l’entraînaient, l’infortunée nous adjurait, le kamraviona et moi, de lui prêter aide et protection. Lubuga cependant, la sultane préférée, s’était jetée aux genoux du roi, et toutes ses compagnes, prosternées autour de lui, sollicitaient le pardon de leur pauvre sœur. Plus elles imploraient sa merci, plus semblait s’exalter sa brutalité naturelle, jusqu’à ce qu’enfin, s’armant d’une espèce de massue, il en voulut frapper la tête sa malheureuse victime…

J’avais pris le plus grand soin, jusqu’alors, de qu’intervenir dans aucun des actes arbitraires par lesquels se signalait la cruauté de Mtésa, comprenant de reste qu’une démarche de cet ordre, si elle était prématurée, produirait plus de mal que de bien. Il y avait toutefois dans ce dernier excès de barbarie quelque chose d’insupportable à mes instincts britanniques, et lorsque j’entendis mon nom (Mzungu !) prononcé d’une voix suppliante, je m’élançai vers le roi, dont j’arrêtai le bras déjà levé, en lui demandant la vie de cette femme. Il va sans dire que je courais grand risque de sacrifier la mienne en m’opposant ainsi aux caprices d’un tyran ; mais dans ces caprices mêmes je trouvai mon salut et celui de la pauvre victime. Mon intervention, par sa nouveauté hardie, arracha un sourire au despote africain, et la prisonnière fut immédiatement relâchée.

La hutte habitée par le représentant du Mgussa était décorée de maint et maint symbole mystique, et entre autres d’une rame, qui est l’insigne de ses hautes fonctions. Nous y étions installés depuis quelques minutes, arrosant de pombé nos insignifiants bavardages, quand cette espèce de « médium spirituel » vint nous y rejoindre dans un costume bizarre, analogue à celui des sorcières wichwézi. Il portait un petit tablier de peau de chèvre blanche décoré de nombreux talismans, et en guise de masse ou de canne, se servait d’un léger aviron. Ce n’était point un vieillard, mais il en affectait toutes les allures, la démarche lente et délibérée, la toux asthmatique, le regard vague, le parler marmottant. Feignant de gagner à grand-peine l’extrémité de la hutte, où se trouvait ce que je pourrais appeler son trophée magique, il se mit, une fois assis, à tousser pendant une demi-heure de suite ; sa femme parut alors, se donnant les mêmes airs, et, comme lui, jouant une vieillesse anticipée. Mtésa me regardait en riant, et de temps à autre, jetant les yeux sur ces créatures étranges, semblait me demander ce que je pensais d’elles. Personne, du reste, n’élevait la voix, si ce n’est la prétendue vieille, coassant comme une grenouille pour avoir de l’eau, et qui fit ensuite beaucoup de façons lorsqu’il fallut avaler celle qu’on lui apportait. La première coupe n’étant pas assez pure à son gré, on dut lui en procurer une seconde, où elle se contenta de mouiller ses lèvres ; après quoi, geignant et boitant toujours, elle s’éloigna comme elle était venue.

L’agent du Mgussa fit alors signe au kamraviona et à plusieurs des officiers, qui se groupèrent immédiatement autour de lui, et, après leur avoir notifié la voix très-basse les volontés de l’Esprit du Lac, il disparut a son tour. Ses révélations n’avaient sans doute rien de favorable, car nous retournâmes aussitôt à nos barques, pour rentrer ensuite dans notre résidence provisoire. À peine y étions-nous, qu’un fort détachement de vouakungu, tout récemment revenus de l’Ounyoro se présenta pour rendre hommage à Sa Majesté. Leur retour au-pays datait déjà de cinq à six jours, mais l’étiquette ne leur avait pas permis de paraître plus tôt devant le roi. Ils se targuaient de grands succès obtenus sans aucune perte. Mtésa leur raconta les incidents de la journée, insistant spécialement sur mon intercession chevaleresque, à laquelle tous les assistants se hâtèrent d’applaudir. « Le Bana, disait le roi, savait bien ce qu’il avait à faire, attendu que dans son pays il dispense la justice comme un souverain. »

27 avril. Même séjour. — Nous avons eu ce matin une sorte de haro tumultueux à propos des Vouanguana qui, sans le moindre égard pour la décence, n’ont pas craint de se baigner tout nus dans le lac. Le reste de la journée s’est passé à ramer, tantôt sur la trace des hippopotames fugitifs, tantôt plus simplement pour lutter entre nous de vigueur et de vitesse. Dans la soirée, quelques-uns des principaux vouakungu ont été convoqués pour entendre un discours — aussi peu politique que possible, — où le roi se complaisait à décrire dans le plus minutieux détail chacune des femmes de son harem.