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les porter au souverain comme un trophée des chasseurs blancs.

« Ceci, dit Rumanika, a dû être produit par quelque chose de plus fort que la poudre. Ni les Arabes, ni mon frère Nnanaji, bien qu’ils se targuent volontiers de leurs prouesses, ne m’ont habitué à rien de pareil. Il n’est pas étonnant que les Anglais soient le premier peuple du monde. »

14 déc. — Je suis allé chez une des belles-sœurs du roi pour étudier de plus près un de ces phénomènes d’obésité, dont j’ai déjà entretenu mes lecteurs. Celle-ci, comme l’autre, ne peut marcher qu’à la façon des quadrupèdes. Pour l’amener à se laisser examiner en détail et à permettre que je prenne la mesure exacte de toutes ses dimensions, je lui propose de lui montrer mes bras et mes jambes à l’état de nature. Cette fille d’Ève mord à la pomme, et lorsque serpentant et se traînant je l’ai fait arriver au milieu de la hutte, je prends sur elle, ma promesse tenue, les mesures suivantes : tour du bras, un pied onze pouces ; buste, quatre pieds quatre pouces ; cuisse, deux pieds sept pouces ; mollet, un pied huit pouces ; hauteur du sujet, cinq pieds huit pouces[1]. Pendant cette opération, la fille de la princesse, qui achève sa seizième année, se tenait assise devant nous dans un état de nudité complète, absorbant à petites gorgées un pot de lait sous l’œil de son père qui, baguette en main, et prêt à la châtier pour l’y contraindre, préside à cette monstrueuse déformation que la mode impose aux femmes de ce pays. Je me permis avec cette Hébé, déjà fort dodue, quelques innocentes agaceries ; elle se leva pour moi, elle me donna même une poignée de main. Ses traits étaient agréables, mais son corps tendait trop évidemment à s’arrondir plus que de raison.

17 déc. — On me présente une vieille femme née dans l’île de Gasi, sur le lac Luta-Nzigé ; Kamrasi la donna jadis à son voisin Rumanika qui, l’ayant reçue comme curiosité, en a fait depuis une des domestiques du palais. Cette bonne vieille est d’une laideur achevée. On lui a enlevé naguère les incisives de ses deux mâchoires, et sa lèvre supérieure est perforée d’une foule de petits trous qui s’étendent en arcade d’une commissure à l’autre. Un homme de Ruanda nous parle des Vouilyanwantu (mangeurs d’hommes) qui, en fait d’aliments n’estiment que la chair humaine. Rumanika confirme le fait. Bien que nos doutes subsistent encore à cet égard, nous remarquons, — la coïncidence est curieuse, — qu’on assigne pour séjour à ces peuplades les mêmes régions où M. Petherick a signalé l’existence des Nyam Nyams ou anthropophages.

Un autre des serviteurs de Kamrasi, né dans l’Amara, me fournit des renseignements plus dignes d’intérêt sur ses compatriotes que M. Léon des Avanchères, missionnaire français, a représentés comme professant la religion du Christ. D’après lui, leurs deux lèvres et les lobes de leurs deux oreilles sont percés d’un seul trou central dans lequel ils passent de petits anneaux de bronze. Ils habitent le voisinage du N’yanza, là ou il communique par un détroit avec un lac d’eau salée et déborde dans une rivière qui s’écoule vers le nord[2]. Leurs habitations, bien bâties, ressemblent aux tembés de l’Ounyamuézi. Lorsqu’ils immolent une vache, ils s’agenouillent dans l’attitude de la prière joignant leurs deux mains et tournant la paume du côté du ciel ; ils articulent en même temps le mot zu, dont la signification lui est parfaitement inconnue. Mon informateur est incapable de m’apprendre si ce monosyllabe doit s’interpréter en un sens plus ou moins chrétien, et si par hasard ce serait une corruption du mot Jésus. Tout ce qu’il peut me dire, c’est que la circoncision n’est point pratiquée dans son pays et qu’on ne s’y fait aucune idée ni de Dieu, ni de l’âme humaine. Une tribu appelée Vouakuavi, composée d’hommes à peau blanche qui me ressemblent assez, vient souvent par eau faire des razzias de bétail. Leur arme principale est un simé (grand couteau) à double tranchant. Plus d’une fois les Vouamara ont cherché à punir ces audacieuses tentatives et, lancés à la poursuite de l’ennemi, ont pénétré jusqu’à une ville appelée Kisiguisi ou les habitants portent des robes de drap rouge. Les grains importés dans l’Amara proviennent, à ce qu’ils pensent, tantôt de l’orient, tantôt de l’Oukidi. Cette enquête à laquelle Rumanika prenait part comme interprète, et qui paraissait l’intéresser vivement, l’a plus que jamais confirmé dans l’idée que je viens en effet des pays du nord et que, ces pays fournissant des verroteries à l’Amara, je pourrais bien, comme je l’en ai flatté, frayer la voie à de nouveaux visiteurs.

Du 19 au 22 déc. — Nous sommes allés à plusieurs reprises, les jeunes princes et moi, — car Grant persiste à ne pas se rétablir, — pêcher sur le lac, et de préférence autour de la petite île Conty qu’on prétend être la résidence favorite des hippopotames. Nous y trouvâmes bon nombre de crocodiles se chauffant au soleil, mais pas un hippopotame ne se montrait. Les princes, me prenant sans doute pour un novice, me dirent que l’endroit était probablement ensorcelé, mais qu’au moyen de quelques paroles magiques, ils feraient arriver jusqu’à mes pieds le gibier dont j’avais envie. Le fait est qu’appelés d’une certaine façon, nous vîmes bientôt paraître cinq hippopotames, dont quatre vieux et un jeune. C’était presque un péché de tirer sur ces pauvres animaux si dociles et si naïfs. Néanmoins, à la requête réitérée du roi, j’envoyai une balle dans la tête de l’un d’eux, qui disparut sur le coup et n’a plus été retrouvé depuis. K’yengo attribue ceci à la rancune des démons aquatiques dont j’ai envahi les domaines sans leur offrir le moindre sacrifice. Dans le cours d’une discussion as-

  1. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit de pieds et pouces anglais. Le pied de 12 pouces équivaut à 304 millimètres, le pouce à 25 millimètres et une fraction.
  2. Sur la carte de M. Speke, on trouvera l’Amara séparé du Victoria N’yanza par le district d’Ouvûma, et confinant au lac Baringo, lequel se décharge dans la rivière Asua qui va se jeter elle-même dans le Nil Blanc, au dessus des rapides signalés entre Apuddo et Madi, dans le pays qui porte ce dernier nom.