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abriter. Et comme les habitants avaient ordre de ne nous rien vendre avant que le « présent d’amitié » fût réglé, il fallut ce soir-là s’endormir le ventre vide. Je n’en fus pas autrement contrarié, l’obstination de mes gens trouvant ainsi la récompense qu’elle méritait.

Le lendemain commença la négociation du hongo. Makaka repoussait les étoffes ordinaires que Baraka lui offrait l’une après l’autre, avec une impétuosité bien faite pour déconcerter mon ambassadeur. Le jeune chef voulait un déolé[1], rien qu’un déolé, déclarant qu’il n’accepterait pas autre chose. J’en avais trois, soigneusement cachés au fond de mes caisses, et que j’avais achetés de Musa, sur le pied de quarante dollars chacun ; mais réservés pour les rois du Karagué et de l’Ouganda, il ne pouvait me convenir de les livrer ainsi à la rapacité d’un chef subalterne. Je protestai donc que toutes mes étoffes de prix m’avaient été enlevées pendant la traversée du désert. Le débat continua ainsi plusieurs heures, au bout desquelles Baraka laissa maladroitement percer « que peut-être en cherchant bien trouverait-il un déolé parmi ses étoffes personnelles. » Il vint me dire, en effet, qu’il en avait acheté un sur la côte au prix de huit dollars. Son aveu rendait toute résistance inutile, et le déolé fut acquis à Makaka. Mais à peine en était-il possesseur, qu’il se hâta d’en réclamer un second. « Un homme blanc, disait-il, ne pouvait manquer d’étoffes précieuses, et quant à lui, personnellement, il était habitué aux mensonges des Arabes qui tous se disaient pauvres diables, qui tous s’empressaient de crier misère, nonobstant leurs immenses profits. »

Ce soir-là je ne voulus rien céder de plus ; mais le lendemain, après d’interminables discussions, Baraka compléta le présent d’amitié en se laissant arracher d’abord un dabouani, puis un sahari, puis un barsati, puis un kisutu, et enfin huit mètres de merkani ; le tout disputé pied à pied avec une insistance écœurante. Après quoi Makaka, devenu plus traitable, voulut bien nous dire que si le déolé lui avait été remis plus spontanément, nous en aurions été quittes à meilleur marché. « Car au fond, ajouta-t-il, je ne suis pas un méchant homme, ainsi que vous pourrez vous en assurer. »

Le « Pourceau, » de son côté, me voyant inquiet de la rude atteinte portée à ma bourse, affectait de tourner la chose en plaisanterie : « Soyez tranquille, me disait-il, tous les sauvages se ressemblent, et vous aurez mêmes taxes à payer pour chaque station, jusqu’à l’Uyofu ; mais là commencera le grand jeu. Vous aurez alors affaire à Suwarora, et non plus à ces prétendus chefs de district, qui sont, au fait et au prendre, de simples officiers du roi, volant indirectement pour son compte. »

Les tambours, cependant, n’avaient pas encore battu, Makaka prétendant que nous devions, au préalable, échanger des présents comme gage de nos bonnes dispositions réciproques. Il réglait d’avance les détails de la cérémonie, et ne me tenait pas quitte à moins d’une salve royale, « sans laquelle, disait-il, ses tambours ne battraient point. » Jamais je ne m’étais senti si humilié qu’au moment ou je commandai le feu pour satisfaire à ses exigences ; mais je n’en fis pas semblant, et j’avalai cette couleuvre de la meilleure grâce du monde. Quant à lui, cédant à cette mobilité d’impulsion qui fait croire aux gens de sa race que chacun de leurs désirs peut être immédiatement satisfait, il commandait le feu coup sur coup sans donner à mes hommes le temps de recharger. « Encore, encore !… Dépêchez-vous, dépêchez-vous !… À quoi ces machines-là sont-elles bonnes ? » Et il montrait les fusils. « Pendant que vous les apprêtez, nous vous percerions de nos lances… Plus vite, plus vite, vous dis-je !… » Mais Baraka, pour se donner le temps nécessaire, se rejetait sur la nécessité de prendre mes ordres. « Nous ne faisons rien, disait-il, que sur le commandement du Bana. Ceci, d’ailleurs, n’est pas un combat sérieux. »

Après un feu de file régulier, le jeune chef entra sous ma tente. Je lui offris mon fauteuil, ce dont je ne tardai pas à me repentir en voyant les taches noirâtres dont le meuble fut bientôt couvert. Mon hôte, en effet, avant de ceindre autour de ses hanches une des pièces de barsati qu’il venait de se procurer à mes dépens, s’était imaginé, pour en relever l’éclat, de la lustrer avec du beurre puant, et la couleur de l’étoffe n’étant pas très-solide, on voit d’ici ce qui pouvait en résulter.

C’était d’ailleurs un assez bel homme, d’une trentaine d’années. Il portait sur son front, par manière de couronne, le fond d’une grosse coquille marine découpé en cercle, et plusieurs petites cornes d’antilope bourrées de poudre magique afin de détourner le mauvais œil. Les gens de sa suite gardaient vis-à-vis de lui l’attitude la plus servile, et faisaient claquer leurs doigts toutes les fois qu’il lui arrivait d’éternuer. Après les premiers compliments, je lui donnai comme gage d’amitié, en échange du bouvillon qu’il m’amenait, un barsati supplémentaire, et je lui demandai compte de ce qu’il avait vu quand il était allé dans le pays de Masai. Je tirai de lui l’assurance qu’il s’y trouvait non pas un seul, mais deux lacs distincts ; car en passant de l’Ousoga dans le pays en question, il avait traversé un détroit considérable qui reliait le grand N’yanza et un autre moins étendu, situé à l’angle nord-est du premier. « À présent que j’ai répondu à vos questions, ajouta-t-il aussitôt avec son impétuosité ordinaire, montrez-moi tout ce que vous avez, je veux tout voir de bonne amitié. Si je ne vous ai pas reçu le premier jour, c’est qu’il fallait, à cause de votre qualité d’étranger, vérifier, au moyen de la corne magique, si votre présence devait ou non causer aucun malheur. Je puis bien vous dire maintenant que non-seulement je n’ai rien à craindre de vous, mais de plus que votre voyage s’accomplira heureusement. Je suis en vérité charmé de vous voir, attendu que ni mon père, ni aucun de mes ancêtres n’ont jamais été honorés de la société d’un homme blanc. »

Mes fusils ensuite et mes étoffes, et tout mon bagage,

  1. Le déolé (diouli), étoffe de Surate, à fond vert, jaune ou rouge. Cette écharpe, en qualité supérieure, ne vaut pas moins de quatre-vingts dollars.