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gnons et à leur pantomime expressive, tandis qu’ils représentaient la scène ou leur couardise avait failli me coûter la vie. Les mésaventures de ce jour n’étaient pas à leur terme. Bien qu’il plût à déluge, il me semblait au-dessous de moi d’abandonner la partie à l’animal blessé. Je le suivis à la trace parmi les taillis, mais ses blessures cessèrent de saigner, et parmi les pistes nombreuses qui se croisaient de tous côtés sous le bois, nous eûmes bientôt perdu la nôtre. Point de soleil pour nous guider ; les deux enfants ouvraient des avis diamétralement opposés sur la direction à prendre, et, trempé jusqu’aux os, tourmenté par une faim de chasseur, ayant à peu près épuisé nos munitions, soit à tirer çà et là des signaux de détresse, soit à essayer en vain d’allumer un feu de branches, je résolus d’attendre la nuit dans l’espoir que les étoiles nous montreraient le chemin. Malheureusement, quand la nuit fut venue, la tempête durait encore. Parmi les éclairs et le roulement de la foudre, nous nous figurions quelquefois discerner le bruit des coups de fusil que Grant faisait certainement tirer pour nous rappeler au camp ; mais, malgré ces indices équivoques et nonobstant les murmures de mes deux négrillons, je décidai que nous ne bougerions plus, crainte de nous égarer encore davantage. Il fallut donc se résigner à dormir sur la terre humide et froide, et sauf quelques animaux qui vinrent de temps en temps renifler à nos pieds, rien ne troubla notre sommeil. Au matin, quand les nuages se dissipèrent, nous retrouvâmes, par une espèce de miracle, la trace perdue la veille, et nous revînmes droit au camp, où je reçus les félicitations chaleureuses du petit sheik, qui avait à me citer, et par centaines, des exemples de voyageurs perdus dans ces solitudes. En attendant, rien n’avait été fait pour hâter le moment du départ. Tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, le chef remettait à des temps meilleurs le règlement du hongo. Ce jour-là, par exemple, il n’y fallait pas songer, attendu l’arrivée d’un détachement de Vouanyamuézi fugitifs qui avaient jeté l’alarme dans tout le pays. C’étaient, disait-on, les soldats de Manua Séra (l’Ivrogne), chef indigène qui était alors en guerre avec les trafiquants arabes. Il avait été battu par ceux-ci, et c’était par voie de représailles qu’il venait d’expédier ce détachement pour fermer la route aux caravanes.

À force d’insistance, je finis par faire accepter au chef un droit de passage à peu près raisonnable ; mais au moment de partir, je m’aperçus que dix de mes porteurs manquaient à l’appel, et comme il ne m’était pas permis de sacrifier à la légère la charge de dix hommes, il me fallut encore faire halte, bien malgré moi, pendant les journées des 10, 11 et 12 décembre. Le sultan et son vizir employèrent tout ce temps à me créer de nouvelles difficultés pour m’extorquer de nouveaux présents. Ils y réussirent en me promettant quelques ânes pour me tenir lieu des porteurs qui désertaient l’un après l’autre, bien que j’eusse doublé leurs rations d’étoffe. J’en avais perdu plus de la moitié quand je me décidai à me remettre en route, le 13 au matin, malgré les pluies qui tombaient à torrent et rendaient fort pénible la traversée des nullahs. Le 15, il fallut s’arrêter devant les progrès de l’inondation, et cette station forcée dura cinq jours. Pour en tirer le meilleur parti possible, je dépêchai vers Kaseh deux de mes hommes avec des lettres pour Musa et le sheik Snay (deux amis que nous nous y étions faits pendant la première expédition). Je leur demandais de m’envoyer soixante hommes portant chacun trente rations de grain et quelques charges de tabac indigène. Mes gens, en effet, au milieu de leurs tribulations de toute sorte, regrettaient par-dessus tout de ne pouvoir fumer. D’autres messagers envoyés à Khoko, sur nos derrières, pour y échanger des étoffes contre du grain, revinrent les mains à peu près vides, soit de grain, soit d’étoffes. Par bonheur, bien que le gibier fût rare, Grant parvint à tuer un zèbre et une antilope.

Le sixième Jour, n’ayant pu réussir à jeter un arbre en travers du courant qui nous arrêtait, nous le passâmes à gué avec de l’eau jusqu’à la ceinture. Les huit marches suivantes, de quatre à cinq milles chacune, accomplies péniblement et sans ordre dans un pays tout à fait désert, ne méritent pas qu’on s’y arrête. Elles portèrent le découragement dans nos rangs. À l’exception de trois, les Vouanyamuézi désertèrent tous, d’accord avec les gens de la côte, et sous condition de partager avec ceux-ci, durant la traversée de l’Ounyamuézi, le produit des charges qu’ils nous avaient dérobées. Le 28, nous n’étions plus qu’à une marche de Jiwa-la-Mkoa, où nos hommes espéraient se refaire de la diète à laquelle ils avaient été soumis depuis plusieurs jours. Leur patience était à bout, et la plupart désertèrent pour arriver plus vite dans le paradis où je les aurais conduits le lendemain. Là, plusieurs de ceux qui nous avaient quittés rejoignirent la colonne. Ils avaient appris de certains voyageurs que nos amis de Kaseh nous envoyaient un gros détachement d’esclaves. Parmi ces fugitifs que nous ramenait un premier symptôme de bonne fortune, il s’en trouvait deux, Johur et Mutwana, que je pus convaincre de vol et que je chassai ignominieusement après les avoir fait flageller. Baraka, dans cette circonstance, déploya toutes les qualités d’un véritable préfet de police.

Ce fut à Jiwa-la-Mkoa (la Roche-Ronde) que nous passâmes la journée du 1er  janvier 1861. Le lendemain arrivèrent des nouvelles qui nous y retinrent encore sept jours. Les esclaves que Musa nous avait envoyés, arrêtés en route par la difficulté de se procurer des aliments, étaient retournés sur leurs pas. Les environs de Kaseh, ravagés par la famine, ne pouvaient me procurer le grain sur lequel je comptais. Dans de telles circonstances, impossible de marcher en avant, et tout ce que je pus faire, après avoir expédié à Musa une nouvelle ambassade, fut de disperser mes gens dans les villages environnants pour y enrôler des portefaix vouakimbu. Sur ces entrefaites, et le 7 janvier, notre camp fut mis en grande alerte par la nouvelle que le chef fugitif Manua Séra se dirigeait de notre côte à la tête de trente hommes armés de mousquets. Il parut en effet presque aussitôt ; mais,