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travers de son chemin leurs résidences mobiles, deviennent sultans à leur tour, et prélèvent sur elle, autant qu’ils le peuvent, une taxe évidemment illégale.

Le Mzaramo (l’habitant de l’Ouzaramo) cultive les champs et n’élève pas de bétail, si ce n’est quelques chèvres dont il fait commerce. La chasse aux esclaves, qu’il pratique avec habileté, lui procure d’assez gros bénéfices et lui permet de satisfaire son goût pour la parure, trait caractéristique de la race. Le soin particulier qu’il met à disposer sa chevelure et à se frotter la peau d’une espèce d’argile couleur d’ocre, atteste des dispositions au dandysme ; son arc et ses flèches sont toujours en bon ordre, et ces dernières, enfermées dans un carquois délicatement ouvré, portent avec elles un poison subtil. La traversée du pays n’est sans danger que pour les voyageurs pauvres, car la population est composée d’insatiables voleurs. Quant aux caravanes, on essaye de les intimider, mais en somme, moyennant quelques bonnes paroles, elles s’en tirent à peu de frais.

Soit orgueil, soit pour ajouter à leur prestige par un lointain mystérieux, les chefs traitent volontiers par délégués la quotité du hongo[1] ou droit de passage qu’ils prétendent extorquer.

Çà et là, sur la route, on remarque un petit tas de cendres blanchâtres, parmi lesquelles on distingue des ossements calcinés. Ce sont, à ce qu’on assure, les restes de certaines femmes brûlées pour sorcellerie.

Nous longeons les hauteurs qui bornent à droite la vallée du Kingani. Nos regards embrassent les plaines de l’Ouzégura, district parallèle à l’Ouzaramo, dont le Kingani le sépare ; il s’étend au nord jusqu’à la rivière Pangani et se trouve coupé à son centre par la rivière Vouami, dont nous aurons à parler plus loin.

Ladha-Ramji, banian, ou négociant indou, à Zanzibar, en tenue de bureau. — Dessin de Émile Bayard.

Notre caravane est trop nombreuse et trop mêlée pour que tout s’y passe régulièrement. Elle se compose de dix soldats hottentots, dont un caporal, de vingt-cinq Béloutchis sous les ordres d’un jémadar, d’un kafilabashi arabe, à la tête de soixante-quinze affranchis, d’un kirangozi (guide indigène), que suivent cent portefaix nègres, de douze mules non dressées, de trois ânes et de vingt-deux chèvres.

Dès le premier jour, et contre toute attente, sur les trente-six hommes que m’avait donnés le sultan, dix me faussent compagnie en vertu de cette étrange idée, que « l’homme blanc » étant généralement cannibale, nous les emmenons à l’intérieur pour les dévorer à notre aise. Un pagazi s’échappe également ; mais celui-ci du moins, plus honnête que les affranchis, a posé à terre, avant de s’enfuir, la solde qu’il avait reçue. Ces désertions ne doivent pas nous arrêter ; il faut, au contraire, marcher en avant, de peur qu’elles ne se propagent.

Voici dans quel ordre défile la procession : le kirangozi est en tête, son sac sur l’épaule, son pavillon à la main ; — apparaissent ensuite les pagazi armés de leur lance ou de leur arc, et entre lesquels la cargaison est répartie par poids égaux, drap et rassade en ballots recouverts de nattes, fil d’archal ou de laiton enroulés autour d’un bâton qu’ils portent sur l’épaule ; — à ceux-ci succèdent, pêle-mêle, les Vouanguana, qui ont leur carabine sous le bras, et sur la tête des boîtes, des paquets, la toile des tentes, la vaisselle de cuisine ; bref, tous les accessoires du mobilier de voyage ; les Hottentots viennent après, entraînant de leur mieux les mules rebelles qui portent les munitions, mais auxquelles nous n’imposons qu’un très-léger fardeau, en vue des services à venir qu’elles pourront nous rendre ; — enfin, le sheik Saïd et les Béloutchis de l’escorte, — et tout à fait à l’arrière-garde, les chèvres, les femmes malades, les traînards de tout ordre. Nos ânes,

  1. Ce mot vient du verbe kou-honga, qui signifie payer.