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d’Ouschak à Takmak est de douze heures, d’après le tarif de la poste ; il fait nuit depuis longtemps quand nous arrivons au konak, chez un mudir hypocondre qui parle peu et seulement pour se plaindre. Sa fille, gentille enfant de onze ans, vient familièrement s’asseoir près de nous et nous questionner ; dans quelques mois sans doute sa mère, un beau matin, dira qu’il est temps de la voiler ; elle devra échanger alors et pour toujours sa liberté d’aujourd’hui contre la vie claustrale du harem.

Le 15 nous partons à huit heures du matin. Nous descendons à travers un labyrinthe de rochers formés de gneiss, auquel succèdent, en approchant de Koula, tous les éléments qui constituent les terrains volcaniques.

Koula est en effet le centre de cette partie de la Phrygie que les anciens appelaient Phrygie brûlée (Katakékauménè) ; elle est bâtie au pied même du Kara-Dévelit (l’encrier noir), grand volcan éteint aujourd’hui, mais dont le cratère a dû, vers l’origine des temps historiques, donner passage aux longues traînées de laves et de scories qui sillonnent le territoire de Koula. Elles serrent de près la ville elle-même, comme une mer agitée dont les vagues se seraient durcies subitement.

Koula, un peu moins peuplée qu’Ouschak, est néanmoins une ville industrieuse et commerçante, où le mudir se montre fort hospitalier envers nous.

16 octobre. Départ à sept heures et demie. Nous traversons la chaîne de montagnes, en forme de promontoire, qui sépare la vallée de l’Hermus de celle du Kousou-Tchaï. Dans celle-ci est située Alachehr (l’ancienne Philadelphia), plus remarquable par ses souvenirs religieux que par ses monuments.

Ruines de Sarde : Débris de murailles au bord du Pactole (voy. p. 265).

L’aspect de ces montagnes est des plus sévères ; il nous rappelle du reste ce que nous avons vu la veille entre Takmak et Koula ; peu de végétation, des rochers entassés au hasard. Le versant, du côté de Koula, se compose de matières volcaniques ; le plateau supérieur et le versant méridional sont de formation primitive ; le gneiss y domine, avec des veines de quartz çà et là.

Aucun lieu ne semblerait mieux choisi pour servir de théâtre a quelque sinistre aventure ; aussi nos compagnons retrouvent les souvenirs de leurs plus mauvais jours et nous racontent les inquiétudes continuelles auxquelles ils sont exposés dans un pays où la moindre opération commerciale exige un transport de numéraire. Mille embûches les entourent, ils doivent toujours être préparés à se défendre eux-mêmes, s’associer, pour voyager en nombre respectable, ou recourir à la ruse : prendre ostensiblement une direction puis en changer rapidement, se mettre en route le dimanche après avoir annoncé qu’ils partiraient le mardi. Mais le meilleur moyen de pourvoir à leur sécurité est d’entretenir des intelligences avec l’ennemi, et de capituler au besoin. Les Turcs, même les brigands, se piquent d’être fidèles à la parole donnée ; il s’agit donc seulement de s’entendre ; quand on est tombé d’accord et qu’une espèce de contrat d’assurance a été conclu, le négociant peut marcher sur la foi des traités ; ceux qui s’engagent à le respecter deviendraient même au besoin ses alliés si quelques intrus tentaient de l’inquiéter.

Le plus habile entremetteur dans ces sortes d’arrangements n’est pas loin de nous. En effet, vers onze heures, nous arrivons à une baraque perdue au milieu de cette solitude et décorée du nom de café. Nos compagnons sautent de cheval et les téménas les plus cordiaux sont échangés entre eux et un grand gaillard membré solidement, au regard patelin, bien vêtu, bien armé ! Ils nous présentent leur ami et nous disent à l’oreille qu’il faut lui payer largement la tasse de café qu’il va nous offrir : « Ç’a été, ajoutent-ils, un fier brigand, mais maintenant il est devenu honnête homme et nous rend de grands services. » Nous tâchons de nous conformer à leurs bons avis. L’amphitryon prend notre argent sans le regarder,