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ront leur route avec les bagages, je vous conduirai à Abouliont, et nous gagnerons de là Ouloubad par des chemins que je connais. »

J’accepte, et nous voici galopant à travers des prairies et des marécages. — À trois heures, nous sommes au bord du lac à l’entrée d’Abouliont (Apollonia ad Rhyndacum). Cette bourgade est située sur une petite colline que l’eau entoure de tous côtés ; une passerelle de bois, longue de deux ou trois cents mètres, la relie à la terre ferme ; mais, dans cette saison, on y peut accéder à pied sec. La ville antique s’étendait sur le rivage, où l’on voit quelques débris d’édifices. Aujourd’hui l’île seule est couverte de maisons resserrées entre des murailles dont le pied plonge habituellement dans l’eau. Ces maisons, au nombre de trois cents ou environ, sont en grande partie habitées par des chrétiens qui se livrent à la pêche ; le lac est poissonneux et contient spécialement beaucoup d’esturgeons dont les œufs servent à la fabrication du caviar.

Nous parcourons à cheval des rues étroites et montueuses, puis nous faisons sur la grève le tour des murailles ; une portion, construite en gros blocs superposés sans mortier, semble d’origine hellénique, le reste appartient au Bas-Empire. Je dessine un pan de mur où se trouve incrusté un beau fragment antique ayant appartenu à la frise de quelque temple. Puis, je repars en toute hâte, car le jour est à son déclin.

Longtemps nous cheminons au bord du lac. Ses rives sont gracieusement découpées, plusieurs îles apparaissent à la surface de l’eau. Au levant se dresse le blanc sommet de l’Olympe, au couchant la cime foncée de l’Ida, derrière lequel le soleil s’est abaissé ; jamais je ne perdrai le souvenir de ce tableau.

Tombeau phrygien taillé dans le roc, entre Hermandjik et Taouchanli (voy. p. 255).

La nuit gagne ; mais un beau clair de lune nous permet d’avancer rapidement à travers la plaine déserte. Aux deux tiers de notre course, nous passons près d’un grand édifice ruiné ; il a reçu dans le pays un nom sinistre, Keurseuz-Khan (le Khan des voleurs).

Une forêt brûle sur les collines qui bordent la vallée du côté du nord ; elle nous sert de fanal, et, vers neuf heures, nous sommes au bord du Rhyndacus en face d’Ouloubad. Un pont de bois reliait les deux rives du fleuve il y a peu d’années encore, le courant l’a entraîné ; mais M. de Vernouillet a chargé un batelier de nous attendre ; plus heureux que d’autres voyageurs qui campent là, autour d’un grand feu, nous passons l’eau, et sommes bientôt installés dans la maison d’un papas grec où mon compagnon de voyage a reçu l’hospitalité.

C’est une espèce de ferme, dépendance d’un couvent ; le papas qui l’habite partage ses soins entre la direction des âmes et la culture des champs. Sa cour est encombrée de bestiaux. Il nous établit dans une salle dont les fenêtres ont perdu leurs carreaux ; la nuit est fraîche cependant ; mais, au moyen des coussins du divan, nous calfeutrons tant bien que mal les ouvertures béantes ; nous soupons avec un des faisans que M. de Vernouillet a tués le matin, et nous nous endormons étendus sur le sol, sans songer à regretter les chambres confortables de l’hôtel de l’Olympe.

Le 6, nous consacrons notre journée à la chasse. En hiver les oiseaux aquatiques pullulent au bord du lac d’Apollonia ; ils sont plus rares dans cette saison, mais on peut tirer des faisans. Nous en tuons plusieurs le matin, au milieu de grands roseaux où des troupeaux de bœufs errent en liberté. Une brume épaisse nous environne, et le soin de retrouver notre chemin nous distrait un peu de la chasse.

Après midi, le papas nous propose d’aller au delà du Rhyndacus sur les collines boisées qui se montrent à l’horizon. Lui-même enfourche un de ses chevaux pour nous servir de guide, et nous voici traversant à gué le Rhyndacus au risque de nous noyer, car nos montures résistent avec peine à la rapidité du courant.

La chasse n’est pas heureuse, le gibier est moins abondant sur les collines que dans les marais ; mais nous faisons une charmante promenade. Au retour, je m’arrête à voir travailler quelques laboureurs qui commencent à préparer les semailles ; leur charrue consiste en une forte perche ajustée sur des roues et dont une des extrémités, munie d’une pointe de fer, est dirigée vers le sol pour en déchirer la surface. Au lieu de herse, on emploie un tronc d’arbre garni de ses rameaux.

Avant de rentrer à Ouloubad, nous visitons le Khan ruiné, près duquel j’ai passé la veille ; il se dresse majestueusement dans la solitude dominant les eaux du lac. Il a été construit sur un plan grandiose ; à l’intérieur, deux rangs d’arcades le divisent en trois nefs ; au centre deux grandes cheminées sont disposées en forme de lanternes de façon à ce que les voyageurs puissent se ranger à l’entour. La lumière n’y pénètre que par les voûtes. Il ne me semble guère possible d’admettre que cet édifice ait été une église byzantine ainsi que l’ont pensé plusieurs voyageurs.