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de cavaliers, hommes et femmes, dont les costumes et les attitudes offrent une grande variété. Ce sont, nous dit-on, des Arméniens ; ils vont en pèlerinage dans un village voisin.

Nous repartons à deux heures, par un sentier qui serpente au milieu de touffes de lentisques, et bientôt les minarets d’Ada-Bazar, ou Ada-Keuï, nous apparaissent au delà d’un joli vallon.

Ada-Bazar, situé sur la rive gauche du Sangarius, compte une population de 10 000 âmes, dont un tiers d’Arméniens et un millier de Grecs.

L’un de nos zaptiés, détaché en éclaireur, n’a pas trouvé le mudir ; mais le tchorbadji grec (magistrat municipal chargé d’administrer la communauté chrétienne), vient au-devant de nous, et nous conduit chez un de ses coreligionnaires, bon négociant, qui nous installe dans une pièce garnie de divans.

Confitures, café, cigarettes (chez les Grecs elles remplacent le tchibouk) nous y sont offerts sans interruption ; notre hôte nous témoigne, par des gestes animés, le désir qu’il a de nous être agréable ; il se tient accroupi à nos pieds répétant sans cesse : « Que puis-je donc faire pour qu’ils soient contents ? » Ses enfants, jeunes garçons à la physionomie vive et intelligente, arrivent avec tous les parents et amis qu’ils ont été chercher.

Nous demandons à visiter la ville ; on nous mène à l’église grecque, grande pièce bariolée de mille couleurs. Une grille et un rideau cachent l’autel ; les murailles disparaissent sous les images de saints, peintures plates rehaussées de paillettes d’or et de pierres fausses, dans ce style byzantin dont le type s’est conservé invariable jusqu’à nos jours, aussi bien en Russie qu’en Grèce et en Orient.

Dans la pièce principale du logis de notre hôte, se trouve l’une de ces images représentant Jérusalem, entre le ciel et l’enfer, avec une longue légende. Une lampe brûle à côté jour et nuit.

Lac Ascanius ou de Nicée vu des murailles de la ville (voy. p. 235).

Nous allons voir ensuite la scierie à vapeur que vient de monter un négociant de Péra, protégé anglais, M. Raffaéli. Il nous en fait les honneurs avec beaucoup d’obligeance. Il fabrique pour l’Europe des crosses de fusil en bois de noyer. Cet arbre, dans le pays, est commun et atteint à une grosseur peu ordinaire. On n’y exploite, il est vrai, que des sujets séculaires venus sans doute à l’état sauvage. S’ils ont été plantés de main d’homme, ceux qui préparèrent cette richesse à leurs descendants sont restés depuis longtemps sans imitateurs ; on ne rencontre pas de jeunes arbres. La veine finira donc par s’épuiser autour d’Ada-Bazar, et les transports sont trop difficiles pour qu’on aille s’en approvisionner au loin.

Cette industrie est très-lucrative ; on m’en a déduit les bénéfices en des chiffres que je n’ose citer, tant ils m’ont paru fabuleux. Mais toute entreprise dans ce pays exige que l’on risque quelque chose du côté de la sécurité, et voilà pourquoi aucun commerce ne peut s’y épanouir complétement. Il y a quelques années, un négociant français était allé à une certaine distance d’Ada-Bazar surveiller l’exploitation de ses noyers ; il fut massacré sous sa tente avec plusieurs de ses employés.

Les femmes grecques et arméniennes d’Ada-Bazar portent de larges pantalons et de petites vestes de couleur unie et très-voyante : bleu, rose, jaune. Elles sont coiffées d’un fez rouge qu’entoure un foulard roulé comme un turban ; leurs cheveux pendent sur leurs épaules, et souvent au delà, en tresses fines et nombreuses, ornées de petits coquillages. Quelques-unes portent autour du cou et sur le front des parures composées de pièces d’or. Les bijoux des femmes tiennent lieu de caisse d’épargne chez les peuples primitifs.

Après un repas auquel notre hôte a donné tous ses soins, on étend sur le plancher des matelas et des couvertures, et le repos succède bientôt, dans cette maison hospitalière, à l’agitation que notre arrivée y a causée.

Le lendemain 27 septembre à six heures et demie, nous sommes en selle. Les chevaux sont bons, les surudjis et les zaptiés ne manquent pas d’activité, et nous marchons d’un meilleur pas que la veille.

Nous traversons tour à tour, en quittant Adar-Bazar, des landes désertes, puis un pays couvert de beaux vieux noyers ; ils ombragent des pâturages et des terres culti-