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mais depuis longtemps nos estomacs étaient au-dessus de pareilles vétilles, et retroussant nos manches jusqu’aux coudes nous commençâmes de pêcher dans l’eau trouble.

Tout en harponnant ma provende je relevais des détails locaux assez pittoresques. Aux perches transversales de la toiture étaient suspendus des corbeilles de formes et de capacités diverses, des gerbes d’épis de maïs, des récipients en jonc contenant une provision d’arachides, des régimes de bananes en train de mûrir, des pastèques, des coloquintes, des quartiers de venaison boucanée et grillée. À ces munitions de bouche étaient joints des sacs, des gibecières et des capuchons tissés par les ménagères, des monceaux de coton brut et des pelotons de coton filé, des arcs, des flèches, des casse-tête et des pagayes, des pots et des marmites, des tambours et des flûtes, des colliers, des coiffures de plumes et des bracelets pour les jours de fête ; une véritable boutique de bric-à-brac.

Quand vint le soir et que deux feux allumés en dehors de l’ajoupa éclairèrent tous ces objets d’une façon bizarre, qu’aux interpellations des femmes, aux rires et aux cris des enfants, s’unirent le brouhaha de quatre idiomes tout étonnés de s’affronter, le va-et-vient de nos amis et de nos hôtes, montant ou descendant de la plage au logis, le tableau prit un caractère d’originalité puissante qui pour être reproduit, eût nécessité le concours de la palette et de la plume, de la couleur et du récit. Comme opposition à cet intérieur plein de bruit, de mouvement, de clartés rouges et d’ombres noires, une paix profonde régnait au dehors. La lune entourée d’un large halo, éclairait le paysage d’une façon surnaturelle ; le sol était d’un gris de cendre, la double ligne des forêts d’un vert noirâtre et la rivière immobile entre ces deux bandes obscures, semblait une immense glace vue du côté du tain.

Notre sommeil de cette nuit ne fut troublé par aucun rêve. Le lendemain, avant de partir, nous nous acquittâmes envers nos hôtes des deux sexes, en distribuant aux hommes quelques hameçons, aux femmes des boutons et des verroteries.

Au sortir de Sipa, la végétation redevint languissante et morne ; les deux berges de la rivière prirent un aspect désolé. Au lieu de ces pans de forêts enguirlandés de sarmenteuses et de plantes volubiles, vertes draperies que le vent faisait onduler, nous n’eûmes devant nous que des plages de sable invariablement bordées de roseaux, de joncs et d’œnothères. Ces plages s’étendaient à perte de vue ; la boussole, comme toujours, nous donna le mot de l’énigme, l’explication de ce changement de décors. La rivière, après avoir décrit à l’est une courbe de trente lieues, rétrogradait maintenant à l’ouest à l’approche de la Cordillère au-devant de laquelle elle s’avançait, ressuscitait le minéral et étouffait l’arbre et la plante.

Au milieu du jour, comme les pirogues de nos compagnons avaient sur la mienne une assez grande avance, j’atteignis un endroit où le lit du Quillabamba-Santa-Ana, barré par deux îlots de sable et de cailloux, présentait trois bras d’inégale largeur. Un hasard malheureux voulut que mes rameurs s’engageassent précisément dans celui des trois qui bordait la rive gauche et où le courant filait huit nœuds à l’heure. L’embarcation lancée comme un cheval de course enfila cet étroit canal, auquel servait d’écluse ou de barrière, le tronc d’un Siphonia elastica déraciné par une crue des eaux. L’arbre géant tombé de la terre ferme sur un des îlots, opposait une digue au courant et divisait sa masse en lames inégales couronnées d’une blanche écume. Notre embarcation furieusement entraînée, alla s’engouffrer entre l’énorme souche et les galets du fond, où elle resta prise comme dans un étau ; la secousse fut horrible, mes deux rameurs se jetèrent à l’eau et moitié nageant, moitié se soutenant à l’arbre, atteignirent la rive sans accident. Je restai seul dans la pirogue, immergé jusqu’à la ceinture et assourdi par le bruit des lames qui me souffletaient en passant. Ma situation comme on en peut juger, était assez critique ; mais celle d’un grand singe, un ateles niger attaché à la proue de l’embarcation était intolérable, et, pour en sortir, il rompit sa corde et d’un seul bond s’élança jusqu’à moi ; la rencontre fut si brusque que je ne pus ni la prévoir, ni l’éviter ; l’animal avait jeté ses longs bras autour de mon cou et la peur décuplant ses forces, il me serrait à m’étrangler. Pour me débarrasser de son étreinte, je ne vis rien de mieux que de le saisir d’une main par la peau du dos, et de l’autre main de lui appliquer de rudes taloches sur le museau ; déjà la pression de ses bras se relâchait et la victoire allait se déclarer en ma faveur, lorsqu’en jetant sur lui un regard de triomphe, je vis ses dents s’entre-choquer, de grosses larmes rouler dans ses yeux et l’expression d’une douleur poignante empreinte sur sa face simiane. Ma peur et ma colère s’évanouirent aussitôt. J’eus honte d’avoir frappé au visage cet aïeul de l’humanité et pour atténuer autant qu’il était en moi cette action indigne, je baisai pieusement le museau noirâtre de l’animal ; il comprit apparemment mes remords et s’en montra touché, car pour me prouver qu’il ne me gardait pas rancune, il décroisa ses bras, sauta sur mes épaules et s’y établit à califourchon.

Le premier soin de mes rameurs en abordant au rivage, avait été de courir après les embarcations qui nous précédaient, de héler la plus rapprochée et d’informer les personnes qui la montaient de la situation dans laquelle ils m’avaient laissé. Cette embarcation était celle de la commission péruvienne ; ce fut elle qui vint m’aider à sortir du bain où je me morfondais depuis plus d’une heure, invoquant pour mon singe et moi l’appui du ciel et le secours des hommes.

Ici un lecteur ami de ses aises, m’objectera peut-être qu’à l’exemple de mes rameurs, j’eusse pu moitié nageant, moitié m’accrochant au tronc d’arbre, gagner le bord en toute hâte au lieu de stationner dans la rivière, où je pouvais prendre une pleurésie.

À cette objection dont je reconnais la valeur, je répondrai qu’il eût fallu faire abandon des hardes et des