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18 septembre.

Les deux premiers étages de l’hôtel du Cheval-Rouge sont envahis depuis deux jours par des familles anglaises. On m’a logé très-haut, « en belle vue, » m’a dit mein herr Galimberti.

À mon réveil, au lieu des vagues rumeurs matinales des grandes villes, j’entends deux ou trois bruits très-distincts qui ne servent qu’à faire mieux ressortir le silence : le roulement lointain d’une voiture, des coups secs frappés sur un tonneau, une mère qui appelle sa fille : « Mina ! Mina ! »

J’approche de la fenêtre. L’instant est solennel. Serai-je agréablement et vivement surpris ? — Es-tu bien différente de toutes les villes que j’ai vues, m’étonneras tu, t’aimerai-je, Nuremberg ? — J’ouvre. La vue est bornée. La façade modeste de l’hôtel se développe sur une petite place, un marché au vin. À ma gauche, voici bien Saint-Sebald. En face, une vaste et lourde bâtisse carrée, sans aucun style, s’élève entre la ville et moi. D’après un de mes auteurs, c’est la maison de Serz, qui aurait eu pour hôtes, en 1630, Wallenstein ; en 1649, Ottavio Piccolomini, « ce vieux chat hypocrite, » comme disait le capitaine Hillo. Wallenstein ! le grand-duc de Friedland ! l’une des physionomies les plus extraordinaires de l’histoire moderne ! Que ne donnerais-je pas pour le voir apparaître une seconde seulement à l’une de ces fenêtres tel qu’il dut s’y montrer plus d’une fois au peuple : « maigre, de haute stature, teint jaunâtre, cheveux roux et courts, yeux petits, étincelants, un sérieux terrible[1] ! »

Que venait-il faire en 1630 à Nuremberg, deux ans avant de l’assiéger ? N’avait-il pas osé se loger dans le château impérial avant d’être (ce qu’il rêvait alors sans doute) empereur lui-même ? Avait-il avec lui son cortége de barons et de chevaliers, ses soixante pages, ses cinquante trabans, ses cent carrosses, ses cinquante chevaux de main, ses douze patrouilles tournant sans cesse autour de sa personne ? Des députations de patriciens nurembergeois attendaient-elles respectueusement son bon vouloir devant sa porte, dont les sentinelles repoussaient la foule empressée, avide, houleuse, murmurante ? Une telle puissance ! l’idole de si redoutables armées ! Quel luxe ! quel éclat ! quelle animation !… dans ma pensée qui rêve. Au lieu de cette grande ombre et de sa cour, je ne vois au premier étage du vieux bâtiment que deux servantes confectionnant, à tour de bras et de rouleaux, de larges galettes, et, au second étage, une dame pâle, belle, jeune encore, qui porte le front haut, tient ses bras croisés, et fait avec régularité dix pas en avant et dix pas en arrière à reculons. Que peut signifier cette promenade peu usitée lorsqu’on n’a plus huit ou dix ans ? Qu’en aurait pensé Hoffmann ? Mais quand M. le conseiller visitait Nuremberg, il se sentait pris d’une nostalgie du passé si grave, si magistrale, qu’il en oubliait toutes ses hallucinations, et ne trouvait plus à exprimer que les effusions sentimentales qui débordent de l’âme de tout archéologue vraiment passionné : c’est ce qu’on peut voir dans sa préface d’un joli conte dont la scène se passe à Nuremberg.

« Ton cœur, dit Hoffmann[2], n’a-t-il jamais battu d’une émotion douloureuse, cher lecteur, lorsque tes regards planaient sur une cité où les magnifiques monuments de l’art germain racontent, comme des langues éloquentes, l’éclat, la pieuse persévérance et la grandeur réelle des temps passés ? Ne te semble-t-il pas alors que tu pénètres dans une demeure abandonnée ?… Tu t’attends à voir un des vieux habitants paraître et s’avancer pour t’accueillir avec une cordialité hospitalière ; mais c’est vainement : la roue éternellement rapide du temps a emporté les anciennes générations, le passé n’est plus, la vie présente te heurte et te cerne de toutes parts. Il ne reste rien de ton beau rêve qu’une ardeur profonde qui fait tressaillir ton sein de légers frémissements.

« Voilà les impressions qui agitaient mon âme toutes les fois que ma route me conduisait dans la célèbre ville de Nuremberg. M’arrêtant tantôt devant la merveilleuse fontaine du marché, tantôt contemplant la tombe de Saint-Sebald ou la chapelle du Saint-Sauveur, passant tour à tour du château à la maison de ville, ornée des tableaux profonds d’Albert Durer, mon âme s’abandonnait tout entière aux douces rêveries qui l’enchaînaient au milieu des magnificences de l’ancienne ville impériale que le vieux poëte Rosenblut a chantée dans ses vers[3]. »




Je pars pour ma première excursion.

Sur la plaque en cuivre de la maison voisine de l’hôtel, je lis ces mots en lettres d’or : Julius Simon. Je ne cherche pas à savoir ce que peut être celui-ci. Qu’il soit heureux ! C’est assez qu’il éveille en moi le sentiment d’une amitié qui m’honore, et qu’il me reporte à travers l’espace vers l’un des plus nobles cœurs de ma patrie.

À quelques pas plus loin, je me trouve devant le presbytère de Saint-Sebald. De son mur sort à demi, à hauteur d’un premier étage, une charmante petite œuvre d’architecture de forme octogone que je ne saurais comment nommer, si mon taschenbuch (livre de poche) ne me soufflait les mots « petit chevet » ou « grand chœur du presbytère. » Cette saillie est sans doute le prolongement d’une chapelle. Le joli édicule est porté sur un pilier que couronne une corniche à moulures ornée de feuillage. Six figures d’anges sont sculptées aux angles, à la base des clochetons qui séparent les pans de l’octogone. Dans les cadres ou champs, au-dessous des fenê-

  1. Schiller, Histoire de la guerre de trente ans, liv. II, p. 133. Traduction de Ad. Regnier. — Hachette, 1860.
  2. Maître Martin et ses apprentis, ou les Maîtres chanteurs.
  3. Ce poëte Rosenblut vivait de 1431 à 1460. Il parcourait l’Allemagne, allant de cour en cour, sans doute pour chanter aux fêtes des princes. Les rares renseignements que donnent sur lui les biographes sont assez obscurs. Ce maître chanteur peignait, dit-on, des armoiries. On paraît le confondre quelquefois avec un autre poëte de son nom, qui aurait été prieur d’un couvent de Dominicains. Son poëme sur Nuremberg n’a jamais été imprimé. On a de lui un grand manuscrit in-folio plein de poésies de toutes sortes, entre autres de poésies carnavalesques.