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leurs[1] ou un paquet d’ongles de tapir dont le bruissement sec, à chacun de leurs gestes, rappelait celui des crotales ou serpents à sonnettes. Femmes et jeunes filles avaient les cheveux coupés carrément à la hauteur de l’œil et flottants par derrière. Le sac qui les enveloppait, à larges plis, ne permettait pas de juger de la régularité de leurs formes. Une petite fille de dix à onze ans, que le dentelé de ses flancs et la gracilité mignonne de ses membres faisaient ressembler à la Salmacis du sculpteur Bosio, se suspendait timide et souriante au bras d’une de ses compagnes. Pour tout vêtement, la fillette portait au cou deux gousses de vanille enfilées par un brin d’écorce.

Sans prendre le temps de déjeuner, nous nous préparâmes au départ. Au moment où nous allions pousser au large, quatre Antis de Sangobatea manifestèrent le désir de se joindre à nos rameurs pour les aider à traverser quelques rapides dangereux que nous devions trouver sur notre chemin. Un renfort de bras ne pouvait que nous agréer. La proposition de ces naturels fut donc acceptée, et nous y répondîmes par le don de couteaux et d’hameçons qui nous acquirent sur-le-champ toutes leurs sympathies. Deux d’entre eux prirent place dans nos pirogues, et le troisième s’accroupit sur un des radeaux ; quant au quatrième, il alla retirer d’une anse de la rivière, où elle était cachée, une petite pirogue qui lui appartenait et dans laquelle vinrent s’asseoir à ses côtés une des beautés de la troupe et la fillette aux gousses de vanille. Nous apprîmes alors que la première, âgée d’environ dix-huit ans, et la seconde, que nous prenions pour un enfant, étaient toutes deux les épouses de ce fortuné drôle.

Plage de Quitini.

À la première halte que nous fîmes, je cherchai à me renseigner sur le compte de cet Antis, dont la jeunesse, la mobilité de physionomie, et surtout l’audace et la présence d’esprit qu’il avait déployées dans les passages dangereux que nous avions eu à franchir, m’avaient intéressé. Le pilote de ma pirogue, un Antis de Coribeni qui parlait un peu de quechua, connaissait l’individu et put me donner sur lui tous les renseignements désirables. Il s’appelait Simuco et habitait avec son frère la petite quebrada de Chiruntia, devant laquelle nous étions passés la surveille. Durant une promenade faite sur la rivière en compagnie de son frère, Simuco avait reçu l’hospitalité chez un Antis de la quebrada de Conversiato dont la famille, en y comprenant les vieillards, se composait de dix personnes. Au nombre des enfants de ce sauvage se trouvait notre Salmacis, la fillette aux gousses de vanille. Charmé de ses grâces naïves, Simuco proposa au père de l’échanger contre une vieille hache qu’il tenait des missionnaires de Cocabambillas.

Ce dernier accepta la proposition par suite d’un raisonnement passé à l’état d’axiome chez les sauvages : « Je puis avoir un autre enfant, je ne saurai jamais fabriquer une hache[2]. » Seulement après avoir reçu la hache, comme l’échange lui paraissait médiocre, il voulut garder à la fois la hache et l’enfant. Chez nous, en pareil cas, les parties contractantes, après avoir disputé sans pouvoir s’entendre, eussent invoqué la médiation d’un tiers arbitre, ou porté l’affaire devant les tribunaux ; mais à Conversiato les choses se passent autrement. Simuco et son frère, sans même se donner la peine de

  1. Tangara septicolor. — Cotinga Pompadour. — Toucan à collier. — Cacique à tête d’or. — Ramphocèle à bec d’argent. — Coq de roche. — Tels sont, en y joignant deux ou trois becs-fins de couleurs vives, les oiseaux que ces indigènes recherchent pour leur parure.
  2. Pendant le voyage, un Indien Conibo de Paruitcha, à qui je proposais de me vendre sa moustiquaire pour m’éviter la peine d’en confectionner une, me fit répondre par le cholo que j’avais chargé de négocier cette affaire, qu’il me vendrait volontiers un de ses enfants, vu qu’il pouvait lui en venir un autre bientôt, tandis que, avant qu’il eût récolté assez de coton pour fabriquer une nouvelle moustiquaire et que sa femme l’eût filé et tissé, il aurait le temps d’être dévoré un nombre innumérable de fois (Panta china) par les moustiques.