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nous lire. Ceci dit une fois pour toutes, nous refermons la parenthèse.)

Après deux heures de navigation, coupées par de petites haltes qui devaient donner aux radeaux le temps de nous rejoindre, ne les ayant pas vus paraître, nous nous arrêtâmes, pour y camper, sur une plage appelée Mapitunuhuari. Ce nom bizarre, au dire des Antis, qui, en leur qualité de pseudo-chrétiens, baragouinaient un peu de quechua, était celui d’un individu de leurs amis qu’ils qualifiaient de capitaine et dont ils vantaient les prouesses. La demeure de ce sauvage, située au fond d’une gorge étroite sombre sinueuse était si bien défendue à l’entrée par des buissons hérissés de dards et d’épines, que la crainte d’y déchirer notre chemise et notre peau nous empêcha, quelque désir que nous en eussions, d’aller présenter nos civilités à ce valeureux capitaine.

Halte de nuit à Mapitunuhuari.

Les doubles rives du Quillabamba-Santa-Ana, que depuis Chulituqui je n’avais pu voir qu’à la hâte et dans leur ensemble, les écueils du chemin et la rapidité de la navigation ne permettant pas de les étudier en détail, me parurent d’un intérêt secondaire sous le rapport de la topographie et d’un attrait médiocre comme végétation. Les blocs de grès observés depuis Chahuaris avec leurs mêmes nuances d’ocre jaune ou de rose sèche, debout, inclinés ou couchés, en formaient la décoration principale, et servaient comme de gradins à des cerros lourds et trapus. Ces cerros, enchevêtrés les uns dans les autres de façon à produire, à distance, un tout homogène et compacte, donnaient au paysage un air de tristesse ennuyée qui alourdissait la paupière et provoquait le bâillement. En quelques endroits, la couche minérale venant à s’interrompre, la végétation reparaissait soudain, d’autant plus vigoureuse qu’elle avait été longtemps étouffée. Des coins de paysage ravissants d’ombre et de fraîcheur se montraient resserrés et comme encadrés dans la pierre. Les talus des deux rives se revêtaient d’une herbe verte et fine, pareille au ray-grass des pelouses anglaises. Des sabliers, des ingas, de faux noyers, des chênes, des guayaques et des jacarandas aphylles mariaient artistiquement leur feuillage plus ou moins sombre à leurs fleurs plus ou moins brillantes. De loin en loin un palmier tarapote, au stipe fuselé, debout sur son piédestal de racines, donnait au site un caractère tropical qui contrastait, plutôt qu’il ne s’harmonisait, avec une lumière encore diffuse, et un encombrement de pierres qui rappelaient la Cordillère et son voisinage immédiat.

Une partie de la journée s’écoula sans que les radeaux eussent reparu. Assis au sommet des plus hauts rochers de la plage et interrogeant du regard les profondeurs de la rivière, nous nous demandions l’un à l’autre, comme dame Barbe-Bleue à l’Anna soror : Ne vois-tu rien venir ? Mais le jour déclinait, le soleil rougeoyait, l’horizon se voilait de brume et rien ne paraissait encore. L’attente était pour nous d’autant plus cruelle, que nous avions fort peu déjeuné le matin, et que le grand air, le changement de lieux et le laps de temps écoulé, nous ayant creusé l’estomac, nous ne savions comment apaiser ses vagissements, nos provisions se trouvant, comme je l’ai