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du pays abondait en cacao, en vanille, en salsepareille, sans compter les plantes médicinales, tinctoriales et les bois de construction dont l’industrie et le commerce pouvaient tirer parti. Sa crainte, et cette crainte l’empêche de dormir, est qu’un explorateur, après avoir vérifié ces ressources, n’en fasse un rapport détaillé au gouvernement péruvien et n’obtienne de lui l’autorisation d’exploiter à son profit cette mine de richesses. De là les difficultés et les obstacles de tout genre que notre missionnaire suscite au voyageur et au curieux que l’amour de la science ou l’attrait de la nature peut attirer au delà de Cocabambillas. Dans chaque passant inconnu Fray Astuto voit un industriel prêt à s’emparer d’une fortune dont il ne jouit pas précisément, mais qu’il s’est habitué à considérer comme sienne. Commencez-vous à comprendre ?

— J’avoue que j’ai quelque peine à croire…

— Bien. Vous comprendrez tout à fait en sachant que Fray Astuto, qui vous a dit manquer d’embarcation, est propriétaire de quatre pirogues en état de service ; qu’en outre, il dispose d’une douzaine de chenapans aptes à les conduire et prêts à tout entreprendre sur un signe de lui. Quant au prétexte qu’il a cru devoir employer pour expliquer l’absence de son collègue, il est mensonger de tous points. Fray Bobo, au lieu d’aller porter le viatique à un mourant, est allé, en compagnie de quelques cholos, explorer une forêt de quinquinas en deçà de Putucusi, où s’opère la jonction des rivières de Lares et de Santa-Ana. Maintenant que vous êtes instruit de tout ce que vous deviez savoir, à quoi vous décidez-vous ?

— J’attendrai l’arrivée des Antis et je profiterai de leur départ pour entreprendre mon voyage. C’est un retard de six jours, mais qu’y faire ! Je tâcherai de rattraper le temps perdu.

— Avez-vous fait part de votre projet à Fray Astuto ?

— Oui certes !

— Vous auriez mieux fait de le lui cacher. Dieu veuille qu’il n’ait pas l’idée d’envoyer un exprès à ses bons amis les Chunchos, pour les avertir que cette année la petite vérole sévissant à Cocabambillas, ils aient à rebrousser chemin pour échapper à la contagion du fléau.

— Mais c’est donc le diable en personne que votre Fray Astuto ?

— C’est un moine sans foi doublé d’un négociant, voilà tout. »

Comme on venait de servir le dîner, nous nous mîmes à table. Ma visite à la Mission et la contrariété que j’avais éprouvée m’avaient ôté l’appétit. Si je ne pus manger, le compatriote mangea pour deux, ce qui revint au même. Le soir venu, je réglai mes comptes avec Miguel ; j’ajoutai à la petite somme que j’étais convenu de lui payer le don d’un pourboire, et le laissai libre de partir pour Occobamba quand bon lui semblerait…

Mon sommeil de cette nuit fut entrecoupé de soubresauts et de rêves pénibles où la figure blême du moine Astuto passait et repassait devant mes yeux, tantôt de profil et tantôt de face, éclairant comme une pâle lune un paysage brumeux ou grouillaient, sautillaient, rampaient une foule d’êtres bizarres, rougeâtres, demi-nus, armés d’arcs et de flèches et coiffés de plumes multicolores. Ces larves hideuses, brillant d’une lueur émanée d’elles-mêmes, se montraient et disparaissaient tour à tour, pareilles à ces étincelles qu’on voit courir sur du papier brûlé. Les premières clartés de l’aurore mirent fin à ce cauchemar. Ce fut avec un inexprimable plaisir que je saluai son apparition et que j’allai respirer l’air frais du matin. À l’occident, le ciel présentait une succession de teintes bleues, lilas et citron qui, en s’avançant du côté de l’est, où s’allait montrer le soleil, s’amalgamaient et se fondaient dans un admirable ton de rose à cent feuilles. Jamais je n’avais si bien compris la vérité locale de l’épithète de rododactulos que le Mélésigène donne à la fille de Titan et de Ghè.

Tout dormait encore dans l’hacienda, jusqu’aux chiens de garde, molosses hargneux et terribles, redoutés des Indiens. En me voyant traverser la cour, ils entr’ouvrirent un œil somnolent et battirent le sol de leur queue, comme pour me dire qu’en qualité d’ami de la maison je pouvais aller et venir sans crainte. Je pris au hasard le premier sentier qui s’offrit à moi. Bientôt je me trouvai au milieu de terrains incultes, couverts de grandes broussailles et de hauts buissons que dépassaient les têtes des ingas et des genipahüas. Une ombre bleuâtre voilait encore ces fourrés. Des bruissements inquiets agitaient leurs branchages. Les becs-fins, les sitelles, les tangaras s’éveillaient, secouaient leurs plumes, étiraient leurs ailes et commençaient mezzo voce leur prière à Dieu, que les premiers rayons du soleil allaient changer en hymne d’allégresse.

Les diverses parties de l’hacienda m’étaient assez connues pour que je pusse retrouver mon chemin à travers ce labyrinthe végétal dans les détours duquel un autre se fût égaré. Tournant le dos au sud, je marchai vers le nord, écartant de mon mieux les épines, les dards, les aiguillons de cent plantes hostiles qui me harcelaient au passage, et j’arrivai sur le bord de la barranca ou talus à pic qui termine la ferme de Bellavista du côté de la rivière et de l’Urusayhua. La vieille montagne que je revoyais après cinq ans d’absence, avait toujours cet aspect formidable qui m’avait frappé lors de ma première visite. Non-seulement elle dominait tous les environs, mais elle donnait aux objets voisins des proportions lilliputiennes. Près d’elle, les blocs énormes échoués sur la plage n’étaient plus que des cailloux ordinaires, et les arbres de cent pieds de hauteur, debout sur ses assises inférieures, semblaient de frêles graminées. Les rayons du soleil, qui venaient de dépasser l’horizon, éclairaient en plein la tête et les épaules du colosse, mais n’avaient pas encore atteint sa base. Toute cette partie du paysage, coupée de l’ouest à l’est par le rio de Santa-Ana, flottait dans un brouillard léger ravivé par des glacis bleus et argent d’une suavité incomparable. L’absence momentanée d’oiseaux et d’insectes, l’immobilité du feuillage, qu’aucun vent n’agitait, donnaient à ce site, encore endormi dans les vapeurs du matin, un caractère de beauté juvénile, de splendeur voilée et de calme sérénité.