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haute région qui verse sûrement ses eaux au lac Nyanza. Au moment où nous traçons ces lignes, le voyageur est de retour en Europe, mais seulement, annonce-t-il, pour se procurer un bateau à vapeur, avec lequel il veut tenter de remonter, au-dessus de Mombaz, quelqu’une des rivières inexplorées qui débouchent à la côte et qui ont leur source, selon toute probabilité, dans le massif que couronnent les sommets du mont Kénia.

On ne saurait trop louer cette persévérance du voyageur, tout en regrettant qu’il n’ait rendu publics jusqu’à présent (sauf des lettres d’une nature très-générale adressées au docteur Barth, et qui ont été publiées dans le journal géographique de Berlin) aucune des observations, aucun des matériaux ni des cartes qui sont le fruit de ses deux voyages. Mais sans doute M. de Decken ne quittera pas l’Europe avant d’avoir payé sa dette au monde géographique.

Parlerons-nous de Madagascar et des projets d’exploration qu’on y avait formés ? Ici, ce sont des empêchements d’une autre nature, des empêchements dont la cause est bien connue, qui ont arrêté les études dont l’île allait être l’objet. À la suite du traité de commerce conclu en 1862 avec le nouveau roi Radama II, une commission scientifique s’était constituée pour en relever la géographie et en explorer les richesses naturelles, qui sont immenses. Cette commission allait quitter la France, lorsque est arrivée, au mois de juillet 1863, la nouvelle foudroyante de la sanglante révolution qui venait de mettre à mort notre ami le roi radama, et de relever la politique de la vieille reine Ranavalo, politique dont le dernier mot est la proscription des blancs et de toute influence des mœurs étrangères. C’est la barbarie, avec ses instincts féroces, qui se dresse contre toute idée de civilisation. Au point de vue de la science, le seul où nous ayons à l’envisager, ce triste événement est profondément regrettable ; car Madagascar, chose assez singulière pour une contrée qui a été regardée longtemps comme une terre presque française, est encore aujourd’hui une des parties de l’Afrique les plus imparfaitement connues. Les notions que nous en avons sont vagues, très-incomplètes et sans contrôle sérieux. Les détails topographiques dont les faiseurs de cartes la couvrent à l’envi sont en très-grande partie des détails de pure fantaisie, dont personne n’a sérieusement vérifié la source[1]. Même sur les peuples de l’île, on n’a que des idées généralement fausses, à en juger par ce qui est imprimé ; entre les Hovas, la population dominante à peau claire, celle dont Radama était le chef, entre les Hovas, disons-nous, et les autres populations de l’ouest et de l’est (les Sakalaves et les Malgaches), on établit des distinctions absolues qui, sans aucun doute, n’existent pas ; car chez tous la langue est au fond la même, et si les traits diffèrent, ce doit être par suite d’un mélange plus ou moins intense de la race supérieure avec un fond nègre probablement aborigène, et aujourd’hui complétement absorbé. Enfin c’est une opinion reçue que les Hovas sont d’origine malaise, ce dont il y a de très-fortes raisons de douter, pour ne pas dire plus. Tout cela était un champ d’étude, important sous plus d’un rapport, qui s’ouvrait à nos explorateurs et qui s’est violemment refermé devant eux. M. de Decken lui-même avait eu un moment l’idée, quand il a dû quitter le Zanguebar, d’entreprendre une excursion dans l’intérieur de l’île. Espérons encore que les événements reprendront un aspect plus favorable, et que l’on pourra revenir aux investigations interrompues.


VI

Nous avons pu nous arrêter longtemps en Afrique, parce qu’en dehors de ce grand théâtre des explorations actuelles nous n’avons guère à noter aujourd’hui de faits importants. En Australie, où depuis quelques années les explorations ont été si actives, il s’est fait un temps d’arrêt ; en attendant la reprise des reconnaissances, on liquide les résultats acquis et on prépare les publications. Deux ou trois ont déjà vu le jour ; mais ce ne sont pas les plus importantes. Les relations qui nous viennent de ce côté ont, au surplus, et cela est inévitable, un singulier caractère d’uniformité. Dans la triste monotonie de ces espaces immenses, au milieu de ces plaines intérieures d’un aspect aride et nu, sans chaînes de montagnes, sans larges vallées, sans forêts, sans rivières permanentes, sans autre végétation que des arbustes rabougris armés de redoutables épines, sans autre verdure qu’une herbe temporaire qui apparaît avec les pluies tropicales et disparaît avec elles ; lorsque durant des semaines et des mois entiers le voyageur n’a rencontré rien qui ait vie à travers ces solitudes désolées, ou que dans les rares tribus qu’il aura trouvées çà et là aux approches des zones littorales il n’a sous les yeux que le dernier degré de l’abrutissement et la dégradation physique et morale la plus absolue où puisse descendre un être à face humaine, quelle variété pourrait-il répandre dans ses récits ? Toujours les mêmes fatigues, les mêmes périls, les mêmes privations ; toutes les journées se ressemblent et aussi tous les voyages. Il ne faut rien moins qu’une catastrophe comme celle de Burke et de Wills, ou les anxiétés causées par la disparition d’un voyageur tel que Leichhardt, pour relever un peu la pesante monotonie de ces relations australiennes. Et puis, au total, la science y a peu de part ; ce ne sont pas des observateurs proprement dits que les colonies du sud ou de l’est envoient vers l’intérieur, mais des hommes vigoureux, des bushmen, rompus à la vie du désert, et qui doivent être avant tout en état de supporter longtemps les rudes épreuves de ces terribles courses. La science gagne toujours quelque chose, sans doute, à ces voyages qui nous apportent peu à peu des données positives sur la nature des parties centrales du continent australien ; mais ce n’est pas là ce que les voyageurs de

  1. Il faut excepter un homme, un seul peut-être, M. Eugène de Froberville, qui a fait de Madagascar pour ainsi dire l’étude de sa vie ; mais M. de Froberville n’a rien publié, parce qu’il sait mieux que personne sur quelles faibles bases (le contour hydrographique excepté) reposent les données que nous possédons.