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Poursuivi par la bête, mon unique ressource fut de gravir le fond de la gorge où elle m’avait acculé : un sol glissant, détrempé, des monceaux de feuilles mortes, pas de talon à mes chaussures, que j’avais faites d’une peau de blesbuck non tannée, et qui, saturées d’eau, avaient doublé de dimension. Je reculais chaque fois que je voulais avancer, et me retrouvais en bas, épuisé de l’effort que j’avais fait. Ne voyant pas que mon assaillant fût disposé à la retraite, je changeai de tactique ; je grimpai sur un arbre afin de reprendre haleine, et, d’un bond, franchissant dix yards à angle droit (l’animal n’était pas à quatre longueur), je tournai la colline à toute vitesse. L’éléphant, sonnant la charge, s’élança derrière moi ; quelques enjambées et il me saisissait, lorsque, par un saut de côté, je me mis en dehors de sa route ; il passa, écrasant tout devant lui, incapable de s’arrêter : la colline était roide, et son élan furieux. J’éprouvais un soulagement indicible, car c’était ma dernière ressource ; et je pris la résolution de ne m’aventurer à l’avenir que dans un endroit où je pourrais, en pareille circonstance, avoir le secours tout-puissant d’un bon cheval : résolution à laquelle je n’ai pas manqué depuis lors.

Samedi, j’ai quitté le camp de bonne heure avec Donna et l’un de mes hommes. Un effroyable orage a éclaté peu de temps après, et s’est accompagné d’une pluie froide et torrentielle. J’avais, pour tout vêtement, un léger pantalon de toile, et une vieille chemise des plus minces. Comptant sur mon Cafre, je marchais à l’aventure, et quand je dis à celui-ci de reprendre en toute hâte le chemin des wagons, il ne put jamais le reconnaître.

Nous continuâmes à errer au hasard, marchant le plus vite possible afin de nous conserver un peu de chaleur.

Lorsque le soleil fut à son déclin, nous cherchâmes quelque saillie de rocher, qui pût nous servir d’asile, et nous trouvâmes un vieil appentis que nous nous mîmes à réparer. Bien que le bois fût ruisselant, nous parvînmes à faire du feu ; et la nuit ne se passa pas trop mal.

Au point du jour, le brouillard était si épais qu’il n’y eut pas moyen de s’orienter. Nous allions vite et en silence, gravissant les collines, montant sur les arbres, mais sans rien voir qui éclairât la situation. Mon Cafre me mettait hors de moi en me désignant l’ouest comme le point où se levait le soleil. C’est une chose affreuse que d’être perdu au milieu de ce fourré ; vous grimpez sur un arbre pour vous reconnaître, et quand vous en êtes descendu, vous tournez dans un labyrinthe où vous suivez presque toujours la direction contraire à celle que vous vouliez prendre. Vers midi, n’en pouvant plus, je me couchai sous une roche avec l’intention de me reposer un instant ; mais les pensées les plus tristes me vinrent en foule. Je me prouvai surabondamment qu’une fois égaré dans ces lieux on n’avait plus qu’à mourir ; et bien que, depuis quarante heures, je n’eusse rien pris, je n’avais pas la moindre faim. L’eau était voisine, je resserraima ceinture, et m’abreuvai copieusement. J’aurais pu avoir du gibier, mais je gardais mes balles pour l’avenir. Mon pauvre Cafre était au désespoir ; c’était son entêtement qui nous avait perdus ; mais il n’avait tenu à son opinion que parce qu’elle lui semblait bonne. Maintenant que sa confiance l’avait abandonné, il sanglotait à se briser la poitrine ; qu’avais-je à dire ? je ne pensai même pas à lui adresser un reproche. À la fin, nous tombâmes sur un sentier où s’apercevaient encore de vieilles traces de bétail ; nous le suivîmes. Peu de temps après, à notre immense joie, nous découvrîmes les pas récents d’un homme ; cela nous fit supposer que nous étions près d’un kraal. Mais au bout de quatre ou cinq heures, ayant en effet rencontré le village, nous le trouvâmes inhabité. Nous poursuivîmes notre course, et nous arrivâmes à une trappe où du gibier avait été pris récemment ; la chose était certaine.

Jamais je n’oublierai la joie de mon pauvre Matakit lorsque je lui montrai au loin quelques objets d’un brun noir. « Ce sont des chèvres, » me dit-il, et nous pressâmes le pas ; mais il se trouva que c’étaient des souches carbonisées. Nos figures s’allongèrent ; nous continuâmes à marcher rapidement. Il y avait une heure que nous avions dépassé les prétendues chèvres lorsque, rompant le silence, Matakit s’écria qu’il apercevait un chien ; celui-ci, hélas ! n’existait que dans son imagination. Néanmoins, le sentier portait réellement des empreintes qui avaient été faites depuis qu’il avait plu. À la fin une voix d’homme fut saisie par Matakit ; cette fois il ne se trompait pas, et nous eûmes bientôt gagné un village, tellement dissimulé par les rochers que nous aurions pu très-bien ne pas le voir. J’avoue sans scrupule n’avoir jamais éprouvé de joie plus grande ; celle de Matakit s’épanchait sans la moindre réserve ; dans son ivresse, le pauvre garçon parlait avec tant de volubilité, que les Cafres n’en comprenaient pas un mot. Nous avions tourné sur nous-mêmes, et ce village n’était pas à plus de quatre heures de marche de nos wagons.

C’était bien l’endroit le plus bizarre qu’on pût imaginer : le Ben Venue de Walter Scott ; chaque fissure, chaque saillie du rocher servait d’abri à un troupeau de chèvres. Les habitants nous firent bon accueil ; ils me donnèrent une case, y étendirent une couche de feuilles vertes, et m’apportèrent du grain bouilli. C’était la première fois qu’ils voyaient un blanc ; ils venaient tous m’examiner. Ma barbe les plongeait dans un étonnement profond ; ils la croyaient postiche, et ne furent convaincus de sa réalité qu’après me l’avoir tirée eux-mêmes à diverses reprises. J’enviais Donna qui se trouvait là comme chez elle, et qui pendant cette effroyable course, avait battu les buissons, le nez au vent, la queue frétillante, sans se douter de notre poignant embarras, ferme à l’arrêt, comme si elle eût été dans un parc ; et jouissant de la vie, pauvre bête ! dans toute la plénitude de ses moyens. Le lendemain, vers midi, nous étions de retour au camp.

26 novembre. — Voulant en finir, Swartz a pris le parti d’aller trouver Mossilikatsi ; le despote n’a pas voulu le