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célébrer par une véritable pluie de sonnets l’apparition d’une prima donna.

Chaque taureau fut donc passé en revue l’un après l’autre, et, grâce au déploiement inouï de périphrases et de synonymes, le poëte-aficionado fit un véritable tour de force en trouvant un moyen de mentionner toutes les chutes des picadores, sans oublier les paires et les demi paires de banderillas, et les moindres piqûres faites par l’espada.

Quant à nous, les émotions tauromachiques de ces deux journées nous suffisaient amplement, et l’heure était venue de songer au départ ; cependant ce ne fut pas sans regrets que nous nous décidâmes à dire adieu à la vieille ville du Cid Campeador : sous l’influence d’un merveilleux climat qui nous invitait au doux far niente, nous commencions déjà à prendre les habitudes d’une vie contemplative et à demi orientale : nous allions, aux différentes heures du jour, chercher l’ombre et la fraîcheur sous les palmiers, les bambous et les bananiers de la Glorieta et de l’Alameda, ou bien faire la sieste sous les arches du Puente de Serranos, endroit propice à la végétation du gazon, qui remplace, dans le lit du Guadalaviar, l’eau si souvent absente.

Cependant un Valencien de nos amis, Nemrod intrépide, nous préparait des loisirs bien différents : il nous avait beaucoup vanté les magnifiques chasses qui se font sur l’Albuféra de Valence, et avait exigé de nous la promesse de l’y accompagner. Un jour que nous avions visité avec lui le beau musée d’histoire naturelle de l’Université, il nous avait fait remarquer la nombreuse collection d’oiseaux empaillés conservée dans les vitrines de cette galerie, et qui appartiennent pour la plupart à la province. Les oiseaux aquatiques tués sur l’Albuféra représentent plus de soixante espèces différentes, parmi lesquelles figure le superbe échassier au plumage couleur de feu, appelé flamant ou phénicoptère. L’idée de faire la chasse au phénicoptère souriait beaucoup à Doré, aussi nous laissâmes-nous entraîner facilement.

L’Albuféra, dont le nom signifie en arabe lac ou lagune, n’est éloignée de Valence que de trois lieues environ, et en a plus de quatre de longueur, du nord au sud ; nous ne la connaissions que pour l’avoir aperçue du haut de la tour du Miquelete, sous la forme d’une immense nappe bleue se confondant avec la mer, dont elle n’est séparée que par une longue et étroite bande de sable qu’on appelle la Dehesa. On sait que ce lac, et les terres qui en dépendent, formant un domaine évalué à la somme assez ronde de sept ou huit millions de francs, furent donnés par Napoléon au maréchal Suchet, avec le titre de duc, à l’occasion de la capitulation de Valence, que le général Blake rendit, en 1812, au commandant français, avec vingt mille hommes et trois cent quatre-vingt-dix canons.

Depuis longtemps l’Albuféra est redevenue la propriété de la couronne d’Espagne, qui en afferme la chasse, la pêche, et les différents autres produits : seulement, en vertu d’un ancien usage, on permet au public d’y chasser et d’y pêcher librement deux fois chaque année, le jour de la Saint-Martin, qui tombe le 11 novembre, et celui de la Sainte-Catherine, le 25 du même mois.

Ces chasses sont l’occasion de véritables fêtes populaires : notre ami nous assurait que, ces jours-là, dix à douze mille personnes se donnaient rendez-vous, tant sur le lac que sur ses bords, et qu’on y voyait ordinairement quatre ou cinq cents barques de différentes dimensions chargées de chasseurs.

Le jour de la Saint-Martin n’était pas éloigné, et nous n’avions pas de temps à perdre pour faire nos préparatifs : notre ami s’était chargé de nous procurer des fusils, mais il voulut auparavant nous conduire à la Pechina, pour nous faire la main. La Pechina est un endroit où les Valenciens vont s’exercer au tir des pigeons, — el tiro de las palomas ; c’est un de leurs plaisirs favoris, et beaucoup s’y montrent fort habiles.

Le moment de partir était enfin venu ; nous avions eu la précaution de retenir plusieurs jours à l’avance une tartane à la posada de Teruel, car les véhicules de toute espèce étaient mis en réquisition pour le grand jour. Avant le lever du soleil, notre tartanero nous attendait à la porte de la fonda ; peu de temps après, nous sortions de Valence, en jetant un regard d’adieu sur ses clochers : nous passâmes sous la superbe puerta de Serranos, — la porte des montagnards, — rare construction du quatorzième siècle, dont les deux tours à mâchicoulis, éclairées en rose par les premiers rayons du soleil, ressemblaient tout à fait à une décoration d’opéra. Bientôt après nous traversâmes le Guadalaviar, et nous entrâmes dans la huerta.

Notre tartanero, qui se nommait Vicente, comme les trois quarts des Valenciens, nous fit passer par des chemins abominables, sous prétexte de prendre le plus court, et notre véhicule, entièrement dénué de ressorts, se mit à faire des bonds effrayants, auxquels, fort heureusement, notre voyage de Barcelone à Valence avait commencé à nous habituer. Je dois dire cependant que Vicente ne nous fit pas verser, bien qu’il voulût dépasser les équipages de tout genre qui portaient de nombreux chasseurs ; il savait traverser les fondrières avec une rare adresse : il en était du reste très-fier, et tenait beaucoup, nous disait-il, à justifier devant des étrangers la réputation qu’on a faite à ses compatriotes d’être les plus habiles caleseros de toute l’Espagne.

Les environs de Valence sont parsemés de jardins fruitiers qu’on nomme glorietas, et dont les arbres, courbés et tordus de cent manières, suivant la mode en usage au siècle dernier, présentent les formes les plus baroques ; ces enjolivements sont d’un goût très-contestable, que la richesse de la végétation fait oublier facilement. Au bout d’une lieue, nous quittâmes les jardins pour entrer dans les tierras de arroz, c’est-à-dire les terres à riz : tout le côté nord et ouest de l’Albuféra est entouré de ces rizières, qu’on appelle également arrozales. Dans cette partie de la huerta, le nombre des canaux d’irrigation est tellement considérable, que nous n’étions pas cinq minutes sans en traverser plusieurs : j’ai vu une carte des environs de Valence sur laquelle tous ces canaux,