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s’est montré à mon égard un ami, dans toute l’acception de ce mot dont on fait un si banal usage. Cet ami, dont je n’ai aucune raison pour taire le nom (mais auquel, au contraire, je désire témoigner ici toute la reconnaissance que je lui dois), est M. Malherbes, négociant français, qui voulut absolument m’accompagner à quelque distance ; et le plaisir que j’éprouvai pendant les quelques jours qu’il passa avec moi fut bien doux.

Le courant nous était favorable, et, avec nos quinze rameurs, nous remontâmes le fleuve avec rapidité. Notre bateau, pavoisé de toutes sortes d’insignes, queues de paon, pavillons rouges flottant a l’arrière, etc., attirait l’attention de tous les résidents européens dont les maisons sont bâties sur les rives du fleuve, et qui, de leurs balcons couverts (varandas), nous envoyaient leurs salutations de la voix et du geste. Trois jours après notre départ de Bangkog nous étions à Petchabury.

Le roi devait y arriver le même jour pour visiter le palais qu’il a fait construire au sommet d’un mont voisin de la ville ; le Khrôme Luang, le Kalahom, ou premier ministre, et une grande suite d’autres mandarins l’y avaient déjà devancé. En nous voyant arriver, le Khrôme Luang, qui se trouvait dans une jolie petite habitation qu’il possède en ce lieu, nous appela. Dès que nous eûmes échangé notre tenue négligée contre une plus présentable, nous nous rendîmes près du prince, et nous causâmes avec Son Altesse jusqu’à l’heure du déjeuner. C’est un excellent homme, et de tous les dignitaires du pays celui qui témoigne le moins de hauteur et de réserve aux Européens. Pour la culture de l’esprit, ce prince et ses frères, les deux souverains, sont très-avancés, surtout si l’on considère l’état de barbarie dans lequel ce pays a été tenu depuis si longtemps ; mais quant aux manières, ils ne diffèrent que peu de la « vile multitude. »

Je fis chez lui la connaissance d’un noble et savant Siamois, Kum-Mote, qui n’est inférieur à aucun homme de sa nation par l’esprit, l’érudition et le caractère.

Notre première promenade fut pour le mont le plus rapproché de la ville, et au sommet duquel se trouve le palais du roi. De loin, l’apparence de cette construction, d’architecture européenne, est charmante, et sa situation sur la hauteur est des mieux choisies. Une magnifique chaussée y conduit depuis le fleuve, et le sentier sinueux qui mène à l’édifice a été parfaitement ménagé au milieu des roches volcaniques, basaltes, scories qui couvrent toute la surface de cet ancien cratère.

Du sud au nord s’étend, à vingt-cinq milles seulement, une chaîne de montagnes nommée Deng, et habitée par les tribus indépendantes des primitifs Kariens, dominée par des pics plus élevés encore. Au pied de ces montagnes se déroule la plaine avec ses forêts, ses nombreux palmiers, ses beaux champs de riz, puis viennent des monts détachés, aux formes pittoresques, aux tons riches et variés, quoique sombres. Enfin à l’est et au sud, et au delà d’une autre plaine, s’étend le golfe, dont la teinte vaporeuse se confond avec celle de l’horizon, et que croisent quelques navires à peine perceptibles.

C’est un de ces paysages qu’on ne peut oublier, et le roi a fait preuve de goût en y faisant construire un palais. Rien n’est moins poétique que l’imagination des Indo-Chinois ; leur cœur ne se ressent nullement des rayons brûlants de leur soleil ; cependant cette sublime nature ne les trouve pas tout à fait insensibles, puisqu’ils profitent des sites les plus beaux, les plus grandioses, pour y élever des châteaux et des pagodes.

En quittant le sommet de ce mont, nous descendîmes dans les profondeurs d’un autre à trois milles de distance, et qui est également un volcan éteint ou un cratère de soulèvement. Ici se trouvent quatre ou cinq grottes, dont deux surtout sont d’une largeur et d’une profondeur surprenantes, et surtout d’un pittoresque extrême. À la vue d’un décor qui les représenterait avec fidélité, on les croirait l’œuvre d’une riche imagination, et on nierait qu’il soit possible de rien voir d’aussi beau dans la nature. Ces roches, tenues longtemps en fusion, ont pris par le refroidissement ces formes curieuses particulières aux scories et au basalte, puis plus tard la mer se retirant, car tous ces monts ont surgi du sein des eaux, et l’humidité de la terre continuant à suinter, ces mêmes rochers se sont teints de couleurs si riches, si harmonieuses ; ils se sont ornés de si imposantes, si gracieuses stalactites, dont les hautes et blanches colonnades semblent soutenir les voûtes et les parois de ces souterrains, que l’on croit assister à une de ces belles scènes féeriques qui font à Noël la fortune des théâtres de Londres.

Si le goût de l’architecte qui a construit le palais du roi en ville a échoué à l’intérieur, ici du moins il a tiré le meilleur parti possible de tous les avantages qu’offrait la nature, et heureusement sans leur nuire en rien. Pour peu que le marteau eût touché aux roches, il les eût défigurées ; on n’a donc eu simplement qu’à niveler le sol, et à pratiquer quelques beaux escaliers pour aider à descendre dans l’intérieur des grottes et les faire paraître dans toute leur beauté[1].

La plus vaste et la plus pittoresque des deux cavernes a été convertie en temple ; elle est bordée sur toute son étendue d’un rang d’idoles, dont la plus grande, représentant Bouddha, dans le sommeil, est toute dorée.

Nous descendions de la montagne juste au moment de l’arrivée du roi, qui commençait à la gravir. Quoique venu dans ce palais de campagne pour deux jours seulement, des centaines d’esclaves le devançaient portant une quantité innombrable de coffrets, de boîtes, de paniers, etc. Un troupeau de soldats en désordre précédaient et suivaient Sa Majesté, affublés des plus singuliers et des plus ridicules costumes qu’il soit possible d’imaginer. L’empereur Soulouque lui-même en eût probablement ri, car à coup sûr sa vieille garde devait avoir un air plus glorieux que celle de son confrère des Indes orientales : c’était un assortiment de déguenillés incroyable, dont rien ne peut donner une idée meilleure

  1. Le Tour du monde doit la vue de cette grotte et celle de la plaine de Petchabury (p. 311 et 312) à l’obligeance de M. Bocourt aîné, naturaliste du jardin des Plantes, qui a mis à notre disposition l’album d’aquarelles et de photographies qu’il a apporté de Siam en 1861.