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en retournant mes racines sur les braises incandescentes.

Après une heure d’attente, je jugeai ma soupe épaissie à point et, l’ayant retirée du feu, j’en versai la moitié dans une écuelle que j’offris à mon hôte. Je partageai également avec lui mes tubercules, et tout en mangeant et l’interrogeant sur lui-même, je ne lui cachai pas mon étonnement de n’avoir trouvé sous son toit ni épouse, ni gouvernante, ni mozita quelconque qui semât quelques fleurs sur son existence et fît des reprises perdues à ses pantalons.

« J’ai eu deux femmes légitimes, me dit-il avec un soupir, et pas une ne m’est restée…

— Mortes toutes les deux ! exclamai-je.

— Hélas ! fit-il.

— Conte-moi donc ton histoire, mon hôte ; cela fait tant de bien d’épancher son cœur dans le cœur d’un ami et tu ne peux douter que je ne sois le tien, après avoir partagé fraternellement avec toi ma soupe au giraumont et mes patates douces.

— Voilà la chose, me dit-il. Ma première épouse avait le goût des liqueurs fortes. Comme elle s’enivrait du matin au soir et prêtait à rire aux autres femmes du village, j’imaginai, pour la corriger de ce défaut, de la bâtonner rudement. Elle s’entêta, je tins bon. Un jour qu’elle avait bu plus que de coutume, je la cognai si fort qu’elle ne se releva plus.

— Diable ! tu as eu la main malheureuse ; il est vrai que l’ivrognerie est un triste défaut ! Néanmoins, s’il fallait assommer tous les gens qui s’enivrent, plus des trois quarts du genre humain y passeraient. Enfin le mal est fait ; n’y songeons plus. Et comment perdis-tu ta seconde femme ?

— Un de mes voisins lui faisait la cour, et la malheureuse le laissait faire. Plusieurs fois je l’avais battue et raisonnée à ce sujet, mais ni coups ni raisonnement. n’avaient de pouvoir sur elle ; c’était une de ces natures de mules qui s’entêtent et se laisseraient assommer sur place plutôt que de céder. Comme elle rentrait au logis après un jour d’absence, ayant oublié de me laisser de quoi manger, je lui lançai une cruche à la tête et l’éborgnai. C’était peu de chose en comparaison des avanies qu’elle m’avait faites ; mais elle m’en garda rancune et disparut le lendemain, après avoir fait un paquet de ses hardes. Depuis, je ne l’ai plus revue.

— Une femme borgne est assez facile à reconnaître dans la foule ; en cherchant la tienne, tu la retrouveras.

— La chercher, Dieu m’en préserve ! c’est bien assez de deux essais de mariage ! Qui sait si la troisième femme que je pourrais prendre ne me jouerait pas quelque tour pendable ! Non, non ; mieux vaut pour moi rester veuf et tranquille dans ma maison ; pour une goutte de miel que vous donne la femme, elle vous fait avaler une outre de fiel ! »

Fontaine à Occobamba.

Je gardai le silence par politesse. L’opinion de mon hôte pouvait être erronée, mais je m’abstins de la discuter. Toutes les opinions sont libres.

Au bout d’un moment que j’employai à fumer une cigarette, voyant que l’alcade imitait mon mutisme et semblait absorbé dans les souvenirs de son passé, je l’arrachai à sa méditation en lui parlant du guide qu’il m’avait promis pour continuer mon voyage. Il sortit pour l’aller chercher.

Resté seul, je pris la torche résineuse qui nous servait de luminaire et j’inspectai minutieusement l’intérieur du logis. À la saleté repoussante qui caractérise au Pérou la chaumière de l’indigène, s’ajoutait le tohu-bohu que présente en tous lieux le ménage de l’homme voué au célibat. À l’aide d’une fourche et d’un râteau de bois que je découvris dans un coin, je parvins à déblayer un espace de quelques pieds carrés que je recouvris avec le tapis et les pellons de mes deux selles. J’achevais à peine de dresser cette couche du voyageur, que l’alcade rentra accompagné d’un homme d’un certain âge, proprement vêtu et dont la physionomie me revint assez.

Comme je l’examinais de la tête aux pieds avant d’entamer la négociation :

« Tu peux avoir une entière confiance en Miguel, me dit l’alcade ; c’est un brave garçon, actif, diligent, et qui connaît tous les détours des trois vallées de Lares, d’Occobamba et de Sauta-Ana. »

Si mon hôte disait vrai, un pareil homme était une véritable trouvaille. Mais la mauvaise idée me vint qu’en cette circonstance l’alcade pouvait jouer le rôle de compère et me donner, pour m’accompagner, un mozo quelconque avec lequel il était convenu de partager le prix du voyage. De pareils marchés entre les fonctionnaires et leurs administrés m’étaient connus depuis longtemps. Craignant d’être pris pour dupe et d’avoir affaire à un guide ignorant des localités, je ne vis qu’un moyen de sortir d’embarras, c’était de lui faire subir préalablement un examen en règle.

« Puisque tu connais si bien le pays, dis-je à l’homme,