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voile blanc, les sapins poussent côte à côte avec les orangers ; les fleurs abondent aussi nombreuses que les herbes : des roses sauvages, des chèvrefeuilles, des cyclamens, des plantes grimpantes et rampantes, la flore d’Europe et la flore d’Asie se réunissent dans les ravines, partout où elles peuvent trouver un peu de soleil et un peu d’eau.

Une population rare et disséminée, ansariée, métualie, chrétienne ou musulmane, vit dans quelques parties de ces solitudes. Le brigandage y est organisé sur une vaste échelle. On y pille, on y dresse des embuscades, on y assassine. Les habitants ne sortent guère de leurs montagnes : par aucune route ils ne communiquent avec le reste de la Syrie : retirés dans les bois, voyageant peu, c’est à peine si, sur les grands cours d’eau, ils ont jeté des arbres en guise de pont. Cependant, au milieu de ce pays, à Coubaïat, deux moines, l’un de Nice, l’autre d’Arezzo, sont venus fonder un couvent où ils vivent seuls. Je m’arrêtai deux jours auprès d’eux, et ni l’éloignement de leur patrie, ni la tristesse de leur exil volontaire, ni la fréquentation continuelle des Arabes n’avaient affaibli cette amabilité affectueuse, cette politesse raffinée qui distingue partout le clergé italien. Je passai de nouveau au Kalat-el-Hosn ; de là, tournant à l’est et m’engageant dans les plaines qui entourent Homs, puis dans le désert, je me trouvai tout à coup au milieu d’un campement de grands Bédouins. Les tentes carrées, faites de peaux de bêtes, établies auprès d’une source, non encore tarie, et disposées en bon ordre, comme seraient des maisons dans une ville, couvraient un immense espace de terrain. Ouvertes d’un côté, elles laissaient voir à l’intérieur leurs habitants diversement occupés, des feux sur lesquels cuisait du riz, des nattes étendues à terre, des vases et des ustensiles de ménage : devant chacune d’elles veillaient de gros chiens ; les enfants et les femmes, les uns jouant, criant, courant, les autres portant des fardeaux, travaillant ou causant en groupes, les premiers nus, les secondes couvertes seulement d’une robe bleue foncée, faisaient alentour un bruit continuel. Des hommes assis fumaient le chibouck ; des cavaliers armés de ces lances énormes où pendent des couronnes de plumes noires, se poursuivaient dans la plaine, d’autres chantaient couchés à l’ombre de leurs chevaux. Les troupeaux de bœufs et de moutons erraient au hasard entre les tentes ; une réunion nombreuse se tenait à l’entrée de celle du cheik, plus grande que les autres. Tout autour de la ville nomade, rangées en cercle et dentelant l’horizon immense du désert, les silhouettes de sept ou huit mille chameaux se découpaient sur le ciel. C’était le soir.

Je regagnai bientôt la Beka et j’arrivai à la source du Narh-Azi (l’Oronte). Le Narh-Azi sort, au pied du Liban, d’un bassin profond, ombragé de grands arbres ; c’est d’abord un torrent rapide, impétueux, surtout au printemps ; des buissons qu’il entraîne souvent avec lui, pendant ses crues, des roseaux gigantesques couvrent ses bords. À peu de distance, dans la plaine, se dresse encore, presque entier, le monument appelé Kanlia-el-Hurmul. Il repose sur une base formée de cinq marches et est composé de trois parties : deux cubes superposés et une pyramide ; à chacun de ses angles se trouve une colonne, et sur chaque face du premier cube, un bas-relief. Ce monument, d’une grande importance, paraît appartenir à l’époque romaine. Une réunion de grottes, portant le nom de Mar-Maroun, se trouve dans la vallée du Narh-Azi, à peu de distance de sa source. C’est un palais de trois étages entièrement évidé dans la montagne ; les fenêtres, les portes, les armoires, les escaliers sont taillés avec le plus grand soin dans le granit. Aujourd’hui tout cela est désert.

Après avoir retraversé le Liban, je passai deux jours à Tripoli, et je repartis pour la montagne chrétienne.

À Tannourine, je rencontrai le patriarche en tournée pastorale, monté sur une mule blanche, vêtu d’une robe rouge et suivi de son clergé. Il parcourait le pays aux acclamations de tout le peuple accouru sur son passage. Les pentes à pic, les sentiers pierreux, les rochers étaient garnis de monde ; les vallées retentissaient de coups de fusil, de cris d’enthousiasme. Le patriarche déjeuna à Tannourine : on nous servit deux moutons entiers farcis de riz. Le pain placé sous la table, selon l’usage, servait de coussin aux pieds nus des invités.

Toute la partie du Liban habitée par les chrétiens est de beaucoup la plus riche, la plus peuplée et la mieux cultivée ; le long de la mer s’étendent des champs d’orge, de mûriers, ou des jardins plantés de cannes à sucre. Sur chaque crête on voit un couvent ou un village. D’abord, c’est Djouguy, le port chrétien, au fond d’un golfe peu profond, mais calme, que domine le cap de Sarba, son vieux temple et ses tombeaux phéniciens ; plus haut, c’est Bquerqué, résidence d’hiver du patriarche, Zouk où se fabriquent les plus belles étoffes de la Syrie, le couvent arménien de Bet-Raschbo, placé sur un piton à pic de toutes parts, comme une statue sur une colonne, le séminaire de Ghazir où quelques jésuites enseignent à deux cents petits Arabes le français, le latin et la grammaire. On y joue même, à l’occasion, des tragédies françaises, que les Maronites trouvent bien écrites. Le Narh-Mamelthein coule au pied de la hauteur que domine le couvent ; un escalier gigantesque fait de main d’homme monte jusqu’au sommet sur une largeur d’une lieue environ ; chaque marche est garnie d’une file de mûriers ; plus loin, on rencontre le petit port d’El-Bowar, Djebel, Batrun, le cap Madone, sur lequel vit une population complétement étrangère au reste du pays. Puis dans la haute montagne, c’est Amioun, une grande ville, Tirza, où l’on voit une vieille sculpture dans le rocher, Bziza où existe encore un temple grec, Héberine, der Baschtar, Edhen enfin, la patrie des anciens Mardaïtes et du célèbre bey Ioussef-Karam. Je m’y arrêtai deux jours.

Chaste, pieux, catholique ardent, Ioussef-bey ne dit pas vingt phrases de suite sans y mêler le nom de Dieu ou de la Vierge. Doué d’une imagination vive, il s’enthousiasme à la lecture de la Bible, et ne parle que par paraboles ; son langage ordinaire a toujours les allures