Page:Le Tour du monde - 07.djvu/414

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’elles sèchent des milliers de morues. Çà et là, de vastes meules de poissons attendent un arrangement symétrique et le moment d’être mises en caisses ou en tonneaux. Cette opération terminée, il ne reste plus qu’à tout expédier sur les pays catholiques de l’ancien et du nouveau monde, sur les pays à nègres principalement, où s’en fait la plus grande consommation[1].


VII

La baie des Îles. — L’île Saint-Jean. — Les femmes de pêcheurs. — Les glaces flottantes. — Saint-Jean, capitale de Terre-Neuve. — Le gouvernement. — L’évêque. — La baie de Burin.

Du sommet du cône de l’île Rouge la vue est admirable. On plane sur une immense étendue de mers et sur les grands bois de Terre-Neuve. Le soleil se couchait dans les eaux rougies du golfe Saint-Laurent quand nous prîmes congé des pêcheurs. Nous fîmes voile alors pour la baie des Îles, largement ouverte, étendue, profonde, semée de beaucoup d’îlots.

Ici la nature change d’aspect et prend une grandeur que je ne lui avais pas encore vue dans ces parages. Tous les îlots sont des montagnes fièrement dressées en face de la Grande-Terre, qui, relevée elle-même en falaises orgueilleuses, couverte de bois épais, assombrie par la verdure des sapins, montre un amas d’escarpements et de croupes, de rochers surplombants et de pentes rapides qui remplissent l’âme d’une sorte de respect craintif.

De la baie des Îles, nous partîmes pour le port Saunders, où nous ne découvrîmes qu’un seul pêcheur qui, dans un complet isolement et sans famille aucune, demeure, à une certaine distance du rivage au milieu des bois, dans une petite cabane qu’il a construite il y a déjà bien des années.

Arrivés en vue de l’île Saint-Jean, nous n’aperçûmes sur la plage qu’une trentaine de gros chiens noirs jouant dans l’eau et à peu près autant d’enfants joufflus de toutes tailles qui les aidaient. Dans une douzaine de cabanes, rien que des femmes. Les hommes étaient allés pêcher au Labrador.

Les femmes de Saint-Jean ne sont pas moins actives et courageuses que leurs compatriotes de Saint-Georges. Elles ont de plus le privilége de pêcher seules dans leur baie, leurs maris dédaignant un travail si facile et si peu dangereux. Nous vîmes quelques belles filles, qui sortant des maisons, mirent à l’eau une des embarcations échouées sur la grève et s’éloignèrent avec la sécurité de l’expérience. J’admirai encore comme toutes ces demeures étaient à l’intérieur propres et bien tenues, présentaient un aspect régulier, joyeux, confortable, et différaient hélas ! des bouges désordonnés dont se contentent même nos capitaines et nos docteurs qui, cependant, voient chaque année tout autre chose en France. On a d’autant plus lieu d’être surpris de tant de propreté chez leurs voisins, que, je ne saurais trop le répéter, il s’agit ici non-seulement de pauvres pêcheurs sans argent, mais d’Irlandais qui nulle part en Angleterre, ni dans leur île, n’ont encore trouvé moyen de se faire une réputation en ce genre.

La vie à l’île Saint-Jean est un peu plus agitée que sur le reste de la côte ouest, exposée dans certains moments de l’année à des dangers qui ne sont pas connus plus bas. Vers le printemps, on voit quelquefois déboucher par le détroit de Belle-Isle, certains bateaux venus on ne sait trop d’où, du Labrador, de la partie anglaise de Terre-Neuve, qui, sans papiers et sans pavillons, se répandent dans ces parages, sous prétexte d’y couper du bois. Quand ces vagabonds surprennent une habitation isolée, il leur arrive quelquefois de la piller et d’insulter ou de maltraiter les femmes. Aussi surveille-t-on avec anxiété leur venue, et aussitôt qu’une voile suspecte paraît au large, les mères de famille ferment et barricadent tout, cachent ce qu’elles ont de meilleur et s’enfuient dans les bois avec leurs enfants. Lorsqu’elles se sont assurées que les étrangers ne sont pas descendus à terre ou se sont rembarqués, elles reviennent, et quelquefois elles en sont quittes pour quelques portes enfoncées ou même pour la peur.

Nous commençâmes à faire rencontre de glaces flottantes. Il arrive assez fréquemment qu’au mois de juillet, le détroit de Belle-Isle n’étant pas encore débarrassé des banquises qui l’obstruent, le passage n’est pas libre. Il l’était cette fois, et les morceaux de la barrière flottaient çà et là sur les eaux, énormes, élevant dans les cieux leurs têtes blanches de neige, semblables à des îles montagneuses avec plusieurs sommets, des pics et des vallées. Il arriva, un jour, pendant que nous visitions la pêcherie de la baie des Fleurs, que les officiers s’amusèrent à tirer à boulet et presque à bout portant sur un de ces débris ; on voyait le projectile s’enfoncer dans la neige, et ne pas plus émouvoir le but que si on l’eût salué d’une noisette. Quelquefois, lorsque les eaux ont usé suffisamment la base d’une glace, la masse immense s’agite, s’émeut, se retourne avec un bruit épouvantable, et dresse en l’air ce qui tout à l’heure plongeait au plus profond du gouffre, car si monstrueuse que se montre la partie qui est à découvert, celle qui se cache dans l’eau en représente toujours sept fois la hauteur.

Ces monuments de la rigueur du climat polaire se

  1. La quantité de morue sèche exportée des îles Saint-Pierre et Miquelon sur les navires français est d’environ deux cent mille quintaux représentant au prix de vingt francs, qui est celui des états de douane, une valeur de quatre millions de francs. On n’expédie en France même qu’environ cinq mille quintaux de morue en grenier. La plus grande quantité est expédiée en boucauts aux îles de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion et Maurice.

    Tous les produits de la pêche de la morue ne sont pas préparés et séchés à Saint-Pierre. La moitié environ des navires métropolitains, armés pour la pêche sans sécherie, remportent eux-mêmes leurs produits en France, ou en expédient une certaine quantité après la première pêche, par des navires de transport qui viennent leur apporter du sel et prennent du poisson en retour. Une partie de la pêche des goëlettes locales, ou même des navires armés pour la sécherie, est aussi expédiée au vert, dans les mêmes conditions. Les envois sont principalement dirigés sur les ports de la Rochelle, Bordeaux et Cette. (Rapport de la commission, etc. Revue maritime et coloniale. Voy. la note de la page 416.)