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coups de canon tirés à tout propos et hors de propos, tantôt pour une fête, tantôt pour un toast, tantôt à l’occasion d’une rencontre ; les officiers du bord relevant les positions du matin et du soir ; puis, en manière de distractions, quelques bourrasques venant à l’improviste nous faire danser à la pointe des flots, brisant nos verres et nos meubles, et mettant tout à l’envers dans nos cabines ; le soleil, presque toujours estompé de brume, se mirant tristement dans une eau plombée ; la lune, éclatante, faisant jouer ses feux follets au sommet des vagues ; des nuits noires, qui font d’autant plus briller les lueurs phosphorescentes de cet immense océan ; les étoiles de mer scintillant au milieu de l’onde comme des astres ravis au firmament ; puis encore le phénomène des nuages lumineux qui arrivent comme des bombes, enveloppent le bâtiment et disparaissent avec une telle rapidité que le souvenir en reste à peine ; les éternelles manœuvres, ramenant sans cesse les mêmes mots toujours inintelligibles pour moi ; la sévère discipline d’un bâtiment de guerre, entravant toute liberté de mouvement ; une maussade promenade sur le pont, où après trente-deux pas faits en longueur, il me fallait revenir sur les mêmes traces pour le retour, ayant d’un côté les chaloupes immobiles sur leurs chevalets, et de l’autre l’océan invariablement coupé par cette ligne inflexible de l’horizon ; de loin en loin un navire, le salut d’un canon, un mot échangé au passage… Voilà de quelle vie j’ai vécu pendant les cinquante jours que nous avons tenu la mer pour aller de Petropaulowski aux embouchures de l’Amour.

Pendant trois jours, à la hauteur du cap Élisabeth, et à la hauteur de l’île Saghalien, nous avons cherché le Baïkal, navire de la couronne, qui devait communiquer pour affaire avec le général. Durant une de ces trois journées, où le soleil voulut bien se montrer radieux, on célébra avec force champagne et coups de canon l’anniversaire du couronnement de l’empereur. Nous sommes descendus à terre où nous nous sommes trouvés en face de vrais sauvages, gens fort doux d’ailleurs et qui n’ont nullement eu l’air de nous vouloir manger. Nous avons fait avec eux quelques échanges. Ils préféraient à l’argent des boutons d’uniforme, un peu de tabac, des verroteries, des guenilles de rebut ; ils nous ont largement pourvus de poisson frais et nous ont laissé prendre quelques babioles ; j’ai eu, pour ma part, un étui fort curieux. Du reste, dans tout ce petit monde qui vit là à la grâce de Dieu, nous n’avons pu découvrir un seul spécimen du sexe féminin. Ces dames, effarouchées par notre venue, avaient complétement disparu ; mais, à en juger par les maris, la plus belle moitié du genre humain devait être fort sale et fort laide, et probablement nous n’y avons pas beaucoup perdu.

Enfin, après avoir lutté quelques jours contre les vents contraires, nous sommes arrivés vers le 10 octobre en vue d’Ayane, nouveau port découvert sur la côte, près des bouches de l’Amour, par la Compagnie américaine ; mais, hélas ! si près de terre, les vents de sud-est n’ont pas voulu nous permettre d’entrer au port ; il a fallu mettre une chaloupe à la mer, et nous sommes partis laissant le pauvre Irtish (c’est le nom du navire) et son bon capitaine, qui, pendant les quatre heures qu’il nous a fallu pour gagner la plage, nous a salués d’une interminable canonnade, égayée par toutes les fusées et les feux de Bengale que possédait son bâtiment.

Nous ne sommes restés que quatre jours à Ayane.

Avant de quitter cette ville pour retourner à Okhotsk, nous allâmes tous à la suite du général faire nos adieux au pauvre Irtish, et dire bonjour au Baïkal, qui étaient parvenus tous deux à prendre leur mouillage dans le port ; je n’ai pas besoin de dire que la plus chaude réception nous y a été faite tant de la part des états-majors que des équipages. De là, nous nous sommes rendus à la rive où nous attendaient nos chevaux tout harnachés et nous nous sommes établis sur nos hautes selles. À ce moment solennel la forteresse a tonné de toute son artillerie, les vaisseaux ont lancé toutes leurs bordées, et les matelots en grande tenue leurs derniers hourras du haut des vergues et des haubans. Enfin, après une dernière poignée de main à nos hôtes de la mer et de la terre et un bon coup de nagaïka (fouet de cavalier cosaque), bien appliqué sur la croupe de nos montures, nous rentrons dans le chaos d’une affreuse route.

Le premier jour fut beau ; mais le deuxième au réveil, quel triste spectacle ! la neige menaçante avait déjà couvert de son linceul blanc les sommets des montagnes qui bordaient notre horizon, et nous avions devant nous la perspective d’avoir à gravir à pied l’une des plus hautes : — mais qu’importe : en avant ! ce fut le cri général. Nous marchons à grands pas, malgré les bourrasques de neige et de grêle qui nous fouettaient le visage. Nous arrivons à notre montagne et nous mettons pied à terre ; nous nous engageons sur la pente glissante ; on enfonce dans la neige jusqu’aux genoux ; on roule, on se raccroche comme on peut ; encore si l’on n’avait qu’à s’occuper de soi ; mais il faut tirer par la bride les chevaux qui refusent d’avancer. Enfin, après bien des peines, des risques et même quelques périls, nous arrivâmes en haut où nous attendait

… Le plus terrible des autans
Que le nord eût portés jusque-là dans ses flancs.

Le cri en avant ! résonne plus énergique que jamais. Nous trouvons non loin de là une yourte ; on s’y réchauffe. La faim se fait sentir, mais pas de provisions ; les chevaux qui les portaient étaient égarés. Ce contretemps ne nous arrête pas et l’on continue de marcher tant et si bien que, le soir, harassés, affamés, gelés, nous avions fait nos soixante verstes (plus de quinze lieues), et nous arrivions dans un coin habité par des espèces de sauvages qui ont mis à notre disposition quelques vivres encore plus sauvages qu’eux, et qui ont été reçus par nos estomacs démoralisés comme manne au désert.

Le lendemain nouvelles fatigues, nouveaux efforts à travers des marais semés de racines, d’arbres morts entassés depuis des siècles peut-être les uns sur les autres ; cachés sous la neige et nous offrant à chaque pas des chausses-trapes et des piéges où l’on risquait de se