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bitons sans ôter son bonnet depuis le premier angle de la palissade qui nous entoure jusqu’au dernier pieu qui l’achève. Je dirai peu de chose du costume ; il est à peu près le même pour les hommes que pour les femmes, tous sans distinction de sexe portent des bottes et une espèce de petite redingote venant jusqu’aux genoux, bordée soit de noir si l’habit est blanc, soit de rouge vif si l’habit est noir ou de couleur foncée. Les femmes ont de plus pour coiffure une espèce de bonnet garni de fourrure devant et derrière, avec un petit ornement en drap bariolé qui surmonte le tout et ressemble assez au bonnet de Polichinelle.

Repartis le 4 juin, à cinq heures, nous avons suivi d’abord un bras de la Léna et traversé le fleuve, qui a ici sept verstes de largeur ; arrivés à terre, trempés malgré nos imperméables, et néanmoins de joyeuse humeur, nous nous sommes ravivés sous une belle yourte, mais des plus aristocratiques, où nous avons trouvé bon feu. Rien de plus original que ces espèces d’habitations faites toutes en écorces d’arbres cousues et ornées avec des fils de crins à dessins blancs et noirs ; le tout est posé sur de grandes perches qui se réunissent en faisceau par le haut. La fumée s’échappe par une assez large ouverture ménagée au sommet. Autour sont des bancs, des poteaux et des patères pour accrocher les habits ; le tout est tapissé de branches de mélèze qui donnent à l’intérieur un aspect riant et propre qui met la joie au cœur et aux lèvres. Après une journée de mauvais temps, cet abri nous a fait l’effet du paradis. Bon feu de bivac, thé brûlant et parfumé, souper sur le pouce, joyeux lazzi, douce liberté, toute étiquette laissée dehors, et un bout de Marseillaise que j’ai entonnée, tout a concouru à nous mettre en belle humeur.

Après quatre heures de repos, nous sommes repartis vers deux heures du matin avec un fracas superbe : cinq équipages attelés de chevaux tout à fait sauvages, dont l’allure indépendante nous donnait le raisonnable espoir de nous casser bientôt le cou. Les paysages qui passaient sous nos yeux semblaient de vrais Édens ; mais ce qui nous rappelés à la réalité, c’est l’horrible état des routes, bien qu’on y eût beaucoup travaillé depuis l’annonce du passage du général.

Nos chevaux sont devenus de plus en plus sauvages ; ils se jettent d’une manière effrayante à droite et à gauche ; élevés en plein air et dans une complète indépendance, jamais ils n’ont été attelés ; quand on veut les prendre pour s’en servir, c’est une véritable chasse à courre où les hommes font l’office de chiens. Mais ce qu’il y a de plus effroyable, ce sont les cris sauvages que poussent leurs conducteurs au moindre incident du voyage. Ce matin nous cheminions bravement lorsque, tout d’un coup, j’entends d’horribles cris de détresse et d’angoisse derrière nous ; je crois qu’au moins la moitié de la caravane est engloutie dans quelque marais ; je me précipite en bas de la voiture pour regarder, je vois tout le monde en bon état et en bon ordre ; c’était nous qui étions la cause involontaire de cette alarme ; nous avions pris à droite au lieu de prendre à gauche. Ces terribles cris m’ont tellement émotionnée, que pendant plus d’une heure j’en ai gardé un tremblement nerveux.

C’est ainsi que, au commencement de juillet 1849, nous gagnâmes Okhotsk, où l’Irtish, bâtiment de la couronne, nous attendait pour nous transporter à Petropaulowski, limite extrême de l’Asie. C’était encore plus de trois cent cinquante lieues de mer à parcourir ; mais, après la course fabuleuse que nous venions de faire, qu’étaient les brumes, les calmes ou les tempêtes de l’océan Pacifique ?

La traversée ne fut marquée que par un seul incident… Dans cette mer d’Okhotsk, où nous avons longuement louvoyé, à cause des vents contraires, nous n’avions d’autre distraction que d’assister aux joyeux ébats des baleines. Un de ces énormes cétacés ne s’avisa-t-il pas de se glisser sous notre bâtiment, au grand dommage de nos personnes, qui en ont reçu un effroyable choc, sans compter une émotion assez vive, bien voisine de la peur. C’était la nuit ; tout haletants, nous courons sur le pont.

« Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il ?

— Regardez ! »

Et nous voyons le monstre tranquillement installé sous notre quille. Chacun, subjugué par un commun sentiment de prudence, se met à parler bas, de peur d’effaroucher l’impressionnable animal qui nous portait. Enfin, après avoir repris son souffle, la baleine s’enfonça dans l’abîme, laissant après elle un large tourbillon. Nous ne la revîmes qu’au jour, montrant son dos au soleil, à un mille de nous. Comme dans la soirée précédente Stradivarius avait jeté au vent et à la vague ses plus touchantes mélodies, on supposa que le cétacé avait été attiré par ces sons inaccoutumés ; un naturaliste qui nous accompagnait ne dit pas non, et dès ce moment ce fut une opinion reçue à bord que les baleines, comme les tortues, étaient des dilettanti de premier ordre.


IV

Le Kamtschatka. — Petropaulowski. — Les bouches de l’Amour. — Retour sur le continent. — Ayane. — Camp de nuit. — Funèbre dénoûment.

Le Kamtschatka, presqu’île d’origine volcanique, traversée par de hautes montagnes, située à l’extrémité nord-est de l’Asie, est entourée à l’est par la mer du Kamtschatka et une partie de la mer de Behring, et à l’ouest par la mer d’Okhotsk. Sa côte orientale est entourée d’une double rangée de volcans en activité. À peu près vers son centre, la péninsule est traversée par une troisième chaîne parallèle, qui se compose en grande partie de volcans éteints. La situation favorable du Kamtschatka entre les possessions russes de l’Asie y a provoqué la création d’un grand nombre d’établissements, parmi lesquels il faut citer celui de Petropaulowski, principal entrepôt de la Société de commerce russo-américaine. Petropaulowski peut être considéré comme le chef-lieu du Kamtschatka. On y compte de trois à quatre