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proche des voleurs. Ils avaient l’ordre de ramper le long des rochers et de nous rejoindre aussitôt qu’ils entendraient venir la bande. Notre position nous inspirant une sécurité parfaite, nous nous couchâmes. Le feu de notre premier campement lançait une clarté éblouissante. Comme j’étais placé sur le bord du lac, je restai quelques instants à voir les flammes miroiter dans l’eau, puis je m’endormis. Avant que la première garde fût relevée, les deux hommes de notre poste avancé étaient revenus annoncer que les brigands étaient arrivés à notre premier campement ; ils avaient remis les broussailles sur le feu, et l’éclat des flammes avait permis à nos sentinelles d’apercevoir des hommes à cheval. J’ordonnai que trois hommes tireraient à la fois ; cela nous donnerait trois volées, et mon fusil se chargerait de remplir les intervalles de chaque décharge. Ceci réglé, nous attendîmes patiemment l’approche de l’ennemi. En ce moment, nous entendîmes le pas des chevaux sur la rive du lac ; mais l’obscurité était trop grande pour distinguer aucun objet. Les brigands marchaient lentement ; ils s’arrêtèrent un instant à l’entrée de la langue de terre. Une partie d’entre eux s’engagea le long de la chaussée : nous les entendions venir et même parler ; ils atteignirent bientôt le passage étroit où ils ne pouvaient tenir plus de trois de front. Là, ils s’arrêtèrent et parurent se consulter. Pas un n’essaya d’aller au delà.

On pouvait alors distinguer chacune de leurs paroles ; nous reconnûmes même la voix de Koubaldos. Après dix minutes environ d’hésitation, la bande retourna sur le bord du lac et s’éloigna au trot dans la direction du nord.

Les Kirghis de mon escorte m’expliquèrent le sens des paroles que Koubaldos avait proférées, alors qu’il n’était séparé de nous que par quelques mètres de rochers. Nous croyant bien loin de lui et furieux d’avoir manqué son coup, il nous traitait de lâches, et promettait à sa troupe de nous rattraper facilement, soit dans les marais, où il supposait que nous nous étions réfugiés sur la rive nord du lac, soit dans la steppe qu’il nous fallait traverser avant d’atteindre l’aoul du sultan Sabeck.

Nous trompâmes les prévisions du digne chef de bandits, en suivant sa piste d’abord, puis en obliquant à l’est pendant qu’il nous cherchait au nord ; et le deuxième jour enfin, sans avoir vu luire un seul instant, sur l’horizon de la steppe, les francisques de ses coupe jarrets, nous trouvâmes un sûr asile et un repos bien nécessaire sous les yourtes du sultan Sabeck.

Mon hôte, par le nombre de ses serviteurs, de ses bergers et de ses richesses pastorales, me rappelait ces pasteurs de peuples et de troupeaux dont parlent la Bible et le vieil Homère. La sultane son épouse, et la princesse leur fille, assises en face de nous à l’heure de chaque repas, qu’elles surveillaient sans y prendre part, ajoutaient encore à cette ressemblance antique, que complétait un barde ou poëte de cour, chantant sur une sorte de mandoline pendant toute la durée du festin (voy. p. 361).

La sultane était loin d’être belle mais elle était richement habillée d’un kalat de velours noir garni de broderies en soie ; une écharpe de crêpe de couleur cramoisie lui entourait la taille ; elle portait une coiffure de mousseline blanche. Sa fille était plus jolie, grâce sans doute à sa jeunesse : un kalat de soie jaune et cramoisie lui descendait jusqu’au genou, et le turban de soie blanche qui couvrait sa tête laissait échapper une profusion de longues boucles de cheveux noirs.

Dans toutes les tribus, c’est à ces dames, vieilles et jeunes, que revient la fonction de traire soir et matin les vaches, brebis et chèvres ; traire les jumants est un office réservé aux guerriers. On sait que chez les Arians védiques le mot fille, dont l’application parmi nous monte si haut et descend si bas, signifiait celle qui trait les troupeaux. Parmi tous ces nomades, la richesse consiste dans d’innombrables troupeaux de moutons, chèvres, vaches, chameaux et cavales, qu’ils comptent par dizaines et centaines de mille, et qui constituent la dot des filles à marier. De tout ce bétail, le cheval est le plus apprécié soit pour l’usage, soit pour la nourriture, et le Kirghis qui se détournerait avec dégoût d’une bonne tranche de bœuf, se réjouit à l’idée d’une grillade de cheval. Aussi le vol des troupeaux, et des chevaux surtout, est-il plus encore que les empiétements ou usurpations de pâturages, une des causes des guerres interminables qui troublent la tranquillité de la steppe.

Ces expéditions de pillage, qu’ils nomment barantas, sont ordinairement dirigées à l’heure la plus chaude du jour sur les troupeaux au pâturage, on sur les aouls à la fin de la nuit, au moment où les bergers et les chiens de garde, fatigués d’une longue veille, commencent à se relâcher de leur surveillance habituelle. Le but des maraudeurs étant bien moins la lutte que le butin, ils bornent ordinairement leurs efforts à jeter la terreur parmi les troupeaux, surtout parmi les chevaux, et à les attirer hors de l’aoul ; car, une fois les animaux dans la steppe, ils n’ont qu’à les pousser devant eux pour s’en emparer.

Il n’y a véritablement combat que lorsque les habitants de l’aoul, éveillés à temps, peuvent se jeter entre les voleurs et leurs troupeaux menacés. Alors ont lieu des luttes corps à corps et des scènes de sang dont le souvenir va grossir les légendes sauvages du désert. On m’a conté dans un aoul, qui peu avant mon passage avait eu à repousser une baranta, que l’un des assaillants, frappé à mort, étant venu tomber devant la yourte du chef, la femme de celui-ci avait reconnu dans ce malheureux un de ses fils, déserteur depuis peu du foyer paternel.

Les haines et les vendettes soulevées par des événements de ce genre, semblent faire trêve, sinon s’éteindre, lors de la mort des chefs de tribus, à l’enterrement desquels accourent de loin amis et ennemis. Cette impression m’est restée, du moins, des funérailles de Darma-Syrym, dont je fus témoin plus tard, non loin du Nor-Zaizan. C’était un vieillard grandement estimé par sa tribu autant que redouté de toutes les autres.

Pourtant, dès qu’il eut expiré, des messagers furent dépêchés vers toutes les aires de l’horizon, pour annoncer le fatal événement. Montant des chevaux d’élite