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pour le thé, qu’on prépara aussitôt ; mais de la manière que les Kirghis me regardaient boire, j’étais convaincu qu’ils me considéraient tout à fait comme un barbare et qu’ils avaient pitié de mon goût. On apporta des plats de mouton fumant, qui se vidèrent comme par enchantement. Mon impression fut qu’il eût été difficile de trouver des chasseurs doués d’un meilleur appétit. La nuit vint comme le repas finissait, et bientôt chacun ronfla bruyamment.

À la pointe du jour, j’allai voir quelle était la situation des lieux. Je vis les pics neigeux du Sian-Shan. Ils apparaissaient pâles et comme des fantômes au fond des profondeurs d’un ciel bleu ; en ce moment, éclairés des rayons du soleil levant, ils brillaient au loin comme des rubis. Je m’assis à terre, et je restai là à les voir changer de couleur, jusqu’à ce que tout le paysage fût illuminé.

Dans mon voisinage immédiat, la scène était fort active ; d’un côté, les hommes, au nombre de plus de cent, étaient occupés à traire les juments et transportaient aux yourtes, dans le sac à koumis, leurs seaux de cuir pleins de lait ; tandis que les jeunes poulains étaient attachés sur deux lignes à des pieux enfoncés dans la terre. En face et du côté opposé, les femmes trayaient les vaches, les brebis, les chèvres ; à quelque distance derrière elles, les chamelles allaitaient leurs petits. Autour de l’aoul, la steppe était pleine de vie animée. Le sultan me dit qu’il y avait là plus de deux mille chevaux, mille vaches et bœufs, deux cent quatre-vingts chameaux, plus de six mille moutons ou chèvres. Les cris perçants des chameaux, le beuglement des bœufs, les hennissements des chevaux, le bêlement des brebis et des chèvres, faisaient un chœur pastoral tel que je n’en avais jamais entendu en Europe.

Mon hôte ne me laissa pas partir sans me faire promettre de le visiter à mon retour de Kessilbach ; je devais le trouver à l’ouest sur ma route. Il insista de plus pour que j’emmenasse avec moi le cheval que je montais, magnifique animal aux muscles puissants, capable d’affronter les assauts les plus violents. Et en effet il me fut bien utile dans les rudes étapes que j’eus à franchir immédiatement.

Dès le milieu du second jour, nous nous retrouvâmes en plein désert ; le gazon avait disparu pour faire place à un désert de sable presque dépourvu de végétation. La nature n’y était pas morte néanmoins : nous arrivâmes à un endroit ou le sol, couvert de toute une moisson de tarentules, disparaissait sous leurs toiles et leurs trous. En passant, nos chevaux écrasèrent une quantité de ces insectes venimeux. J’étais curieux de les voir dans leurs tanières étroites, et je descendis afin de faire plus ample connaissance avec eux.

Je rencontrai bientôt une de leurs demeures, d’un volume respectable et annonçant l’œuvre d’un architecte consommé. Je tirai un long couteau et la touchai : le propriétaire sortit, appuya un instant ses longues pattes sur l’acier, puis rentra dans son trou. Quand les Kirghis me virent essayer de le déterrer, ils craignirent que je ne me fisse mordre ; mais je mis un soin particulier à me tenir les doigts hors de son atteinte. Je le tirai du sable ; il sauta de nouveau sur la lame de mon couteau ; évidemment il était en colère d’avoir été dérangé. Il était noir et brun, d’un aspect véritablement repoussant. Je le laissai réparer sa demeure ou s’en creuser une autre, et remontant à cheval, je quittai cet endroit venimeux. Les Kirghis ont une grande peur de cette vermine, mais les troupeaux s’en nourrissent avec plaisir et sans danger.

Afin de regagner le temps perdu, notre guide aiguillonna sa monture vers un groupe de monticules à peine visibles à l’horizon, et où nous devions camper la nuit. Le soleil était ardent sur nos têtes ; mais une forte brise d’ouest, tempérant la chaleur, nous rendait la marche fort agréable. Pendant un grand nombre d’heures passées au milieu de ce désert de sable rien n’était venu varier la scène. Vers le soir, nous atteignîmes un labyrinthe de masses granitiques rouges de sept à huit cents pieds. C’étaient des masses brisées, d’une configuration irrégulière et pittoresque à la fois. Debout au milieu de steppes sans bornes, elles ressemblaient à des ruines de dimension colossale. Il n’est pas étonnant que les tribus de l’Asie centrale redoutent de traverser un grand nombre de ces sites extraordinaires, qui leur inspirent une sorte d’horreur superstitieuse. Les rochers parmi lesquels il nous fallut passer ce jour-là avaient plutôt l’apparence de débris d’une vaste cité que celle d’une montagne : il y avait là des piliers isolés, des masses énormes ressemblant à des fûts de colonnes brisés, des murailles élevées percées d’ouvertures circulaires, des blocs immenses entassés tout alentour, formant un chaos complet. Je proposai de nous arrêter afin d’explorer ce merveilleux tableau ; les Kirghis m’obéirent effarés. Quand ils me virent prendre des esquisses, on eût dit qu’ils s’attendaient à voir Stan et ses légions nous menacer du haut des rochers.

Au sortir de ce chaos, nos bêtes commencèrent à dresser les oreilles : elles pressentaient de l’eau dans le voisinage. Bientôt j’aperçus des objets informes qui s’élevaient graduellement au fond de la plaine, mais à une distance considérable : c’étaient des chameaux, et nous nous dirigeâmes immédiatement de leur côté. Bientôt on vit accourir des gens en désordre, chassant devant eux le bétail répandu dans la plaine ; cela ne tarda pas à s’expliquer pour nous : on nous avait vus venir, et l’on nous avait pris pour des bandits.

Notre guide ordonna de faire halte, et envoya l’un de ses gens en avant. Les Kirghis le connaissaient, et un des leurs vint à sa rencontre ; ils continuaient néanmoins de chasser leurs chameaux, comme s’ils n’avaient pas encore été rassurés sur nos intentions. Enfin les deux Kirghis s’abordèrent, causèrent un instant, puis se séparèrent ; l’un courut rejoindre les siens et l’autre nous attendit. Nous avançâmes vivement et bientôt dépassâmes les chameaux, qu’on laissa dès lors pâturer paisiblement.

Nous rejoignîmes les gardiens du bétail, qui nous indiquèrent le chemin de l’aoul, où nous nous rendîmes au trot et où la nouvelle de l’arrivée d’étrangers, hôtes