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Tourfan parmi cette infinité de cimes placées devant moi ; mais à moins que son cratère ne laissât échapper des flammes ou de la fumée, ce n’était pas chose possible.

Pendant ce temps nous descendions vers la steppe que foulèrent jadis les hordes asiatiques dans leur marche vers l’ouest. Le souvenir de ces débordements de populations nomades qui bouleversèrent à plusieurs reprises les couches sociales du vieux monde, et la vue lointaine de cette chaîne volcanique dont l’immense éloignement de toute mer est un des phénomènes les plus remarquables de la géographie physique, me plongèrent dans de longues et profondes méditations. Je me rappelai que, suivant les historiens chinois, une irruption terrible du Sian-Shan avait éclairé, quatre vingt-neuf ans avant notre ère, la fuite des Hiongnoux vers l’occident, et que lorsque le général chinois, Theon-Hian, traversa ces montagnes en marchant à leur poursuite, il avait vu « des pics enflammés d’où jaillissaient des masses de pierres liquéfiées qui formaient des torrents de feu de plusieurs li de longueur. »

Un Cosaque me tira de ma rêverie en me faisant remarquer une colonne de fumée à une grande distance vers l’ouest. Elle provenait indubitablement d’un campement de Kirghis, et désormais il était nécessaire d’avoir l’œil vigilant, car, campés comme ils étaient à l’ouest de notre route, ils ne pouvaient manquer de découvrir bientôt la fumée de notre propre foyer. En conséquence, à la tombée du jour, on ramena les chevaux, qu’on attacha près de nous, et on plaça la première garde. Chaque homme avait ses armes à portée de la main en cas d’une surprise nocturne. Tout le monde savait que notre salut dépendait de nous-mêmes, que nous ne trouverions personne pour nous secourir si l’on nous surprenait endormis, que notre destinée elle-même resterait un mystère, et que la même captivité nous attendait tous. C’était là de fortes raisons pour nous donner du courage et de la vigilance ; cependant, à peine le repas du soir fini, nous nous étendîmes aussitôt sur nos housses, et plusieurs ne tardèrent pas à ronfler bruyamment ; moi-même, après avoir cherché la route que j’allais suivre, je m’endormis comme les autres.

Quand je m’éveillai, le jour commençait à poindre ; je vis une faible lueur se lever à l’orient ; elle s’accrut insensiblement, jusqu’au moment où les premiers rayons du soleil s’abaissèrent sur les collines des alentours.

À trois heures de notre campement, nos yeux furent frappés par l’apparition d’une montagne d’un aspect singulier située à quelque distance au sud-est. On eût dit un dôme immense. Son exploration ne pouvait prendre beaucoup de notre temps, et j’étais fort désireux de la voir de près. En en approchant, j’observai que les environs étaient entrecoupés de ravins ; nous nous engageâmes le long du bord de l’un d’entre eux, conduisant l’espèce de dôme qui avait excité notre curiosité. Après une marche de trois verstes, je remarquai que le fond du ravin était couvert d’une substance noire d’un caractère particulier.

Je quittai mon escorte, puis avec trois de mes gens je me laissai couler le long d’une paroi du ravin, au fond duquel je trouvai une coulée de lave brisée, à arêtes aiguës ; nos pieds pouvaient à peine y tenir. Cette substance avait jailli par plusieurs ouvertures du flanc de la montagne en forme de dôme, comme il était facile d’en juger au premier coup d’œil. Toute cette masse volcanique avait une teinte noire mélangée d’un gris pourpré. Elle me faisait l’effet d’avoir été soulevée à un état de consistance presque liquide et sous la forme d’une énorme bulle d’air ; elle s’était fendue ou crevassée dans tous les sens, mais non suivant des lignes régulières. D’un examen minutieux, je conclus que toute son enveloppe extérieure était de nature basaltique. J’y trouvai deux ou trois échantillons d’olivine ou petits cristaux verdâtres ; en quelques endroits cette substance semblait pénétrer la masse volcanique tout entière, mais par filons très-minces. C’était là bien certainement l’embryon d’un volcan ; mais la matière liquide a dû trouver une issue ailleurs. Il n’y avait pas un brin d’herbe sur le sommet du mont, où un Cosaque et moi parvînmes à nous hisser non sans fatigue et sans difficulté.

Je pus remarquer de là qu’il ne formait pas un cercle régulier, mais une ellipse dont le plus long diamètre a bien quatre cents mètres et le plus petit à peu près trois cent vingt. Je passai plusieurs heures à étudier ce singulier échantillon géologique, et j’observai une autre formation identique, à une distance de vingt à vingt-cinq verstes au sud-est (21 kil. 340 m. à 26 kil. 675 m.). En nous dirigeant de ce côté, nous découvrîmes un aoul au milieu de quelques hauteurs peu considérables, et bientôt nous nous trouvâmes au milieu d’un énorme troupeau de chevaux et de chameaux, gardés par des bergers kirghis, dont chacun avait sa hache de combat pendue à sa selle ; mais était-ce pour se protéger contre les hommes ou les animaux ? nous n’en savions rien. L’un d’eux nous indiqua la direction de l’aoul de son maître, puis il nous laissa pour s’y rendre au galop ; sans doute la vue de nos armes l’avait engagé à se hâter, afin d’insinuer au sultan qu’il y avait lieu de nous faire une chaude réception.

Une marche de quelques minutes nous conduisit à une petite éminence du haut de laquelle on apercevait l’aoul, situé sur le bord d’un ruisseau, au fond d’une vallée. Les yourtes se trouvaient à peu près à une verste d’un lac qui en avait quatre ou cinq de long sur une et demie de large. D’un côté, le lac était bordé d’une épaisse ceinture de roseaux ; l’autre était couverte de gazon sur lequel étaient épars des milliers de moutons et de chèvres. Nous remarquâmes alors plusieurs hommes montant à cheval pour venir à notre rencontre. Ils avaient évidemment à remplir une mission pacifique. Quand ils furent près de nous, l’un des cavaliers s’avança vers moi, puis étendit la main sur ma poitrine en me disant : Aman. J’imitai son exemple, et nous continuâmes. À mesure que nous approchions, il nous sembla qu’un grand mouvement se faisait dans l’aoul ; deux Kirghis accouraient au galop de leurs chevaux. D’autres étaient à recueillir de la bruyère ; tout le monde était affairé. Notre escorte