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La destinée de Babylone ne fut guère plus heureuse. La ruine de Ninive, qui l’affranchissait d’une rivale redoutable, semblait lui présager les plus hautes destinées ; on la voit en effet bientôt prendre un ascendant considérable dans l’Asie sémitique. Au nom de Nabukhodonosor, qui tient une si grande place dans les livres des prophètes hébreux de la première moitié du sixième siècle, se rattache en quelque sorte toute l’histoire de cette époque. Babylone lui dut de grandes constructions et de nombreux embellissements. Mais dans le même temps une grande révolution s’accomplissait en Médie, qui allait changer de nouveau la face politique de l’Asie occidentale. Un peuple jusqu’alors obscur et presque inconnu, les Perses, dont les tribus à demi nomades occupaient la partie du royaume mède qui domine à l’orient le golfe Persique, prenait tout à coup une position prédominante dans le haut pays ; Cyrus, le chef de ce peuple (ou du moins de la plus noble de ses tribus), s’emparait de l’empire et substituait sa race à la dynastie mède. L’avénement de Cyrus au trône d’Ecbatane se place vers l’année 560 avant notre ère ; avec lui commence l’illustre dynastie des Akhéménides, qui subsista deux cent trente ans jusqu’à la mort de Darius Codoman son dernier prince, vaincu par Alexandre dans les champs d’Arbelles. Fidèles à leur origine, les Akhéménides transportèrent en Perse leur résidence habituelle ; la nouvelle capitale qu’ils y fondèrent fut connue dans l’Occident sous le nom de Persépolis, transcription grecque d’un nom dont la forme orientale ne s’est pas jusqu’à présent rencontrée sur les monuments. Déjà maître de l’Assyrie, qui était devenue, nous l’avons dit, une dépendance de la Médie, Cyrus (dont le vrai nom est Kourous) poussa rapidement ses armes dans l’Asie Mineure jusqu’à la mer Égée.

Vis-à-vis de ce nouvel empire asiatique, il ne restait plus qu’un seul État indépendant, la Babylonie : il partagea bientôt le sort commun, Babylone fut prise en 538. Plusieurs tentatives de soulèvement leur devinrent funestes. Darius Hystaspès en fit démolir les remparts, une des merveilles du monde (516), et Xercès, son successeur, fit abattre le temple de Bel, construction antique ou les prêtres khaldéens avaient leur principal observatoire. Quand Alexandre vit Babylone, une partie de ses édifices était en ruine. On rapporte que dix mille ouvriers, employés par ses ordres au temple de Bel qu’il voulait relever, ne purent en plusieurs mois en déblayer les décombres. La mort du conquérant suspendit les plans qui auraient rendu à la vieille capitale sa splendeur passée. Séleucus fit élever sur les bords du Tigre, à une journée au nord de Babylone, une nouvelle cité où il fixa sa résidence, et qui prit de lui le nom de Séleucie. Dès lors la décadence de Babylone fut rapide. Abandonnée de la presque totalité de ses habitants, elle n’offrit bientôt plus qu’une enceinte envahie par les décombres ou livrée à la culture. Son nom disparaît de l’histoire ; s’il est encore cité à de rares intervalles, c’est comme un ancien souvenir et comme un exemple des vicissitudes de la fortune.


Les souvenirs de l’Orient perdus en Europe durant le moyen âge. — L’Orient lui-même, envahi par l’islamisme, oublie son ancienne histoire. — Les voyageurs des deux derniers siècles retrouvent à Persépolis la trace des anciennes dynasties asiatiques et de leurs monuments. — Niebuhr le premier rapporte en Europe des copies exactes des inscriptions de Persépolis.

Les peuples de l’Europe, violemment envahis par la barbarie qui du même coup renversa l’empire de Rome et brisa toutes les traditions, avaient perdu le souvenir des choses de l’Orient. L’Orient lui-même, après l’irruption des Arabes au septième siècle, oublia jusqu’au nom de ses vieilles dynasties. La religion de Mahomet anéantit en quelque sorte le passé. Les plus grands noms des anciens jours, Sémiramis, Nabukhodonosor, Darius fils d’Hystaspès, Cyrus, Alexandre lui-même et ses successeurs, s’effacèrent complétement de la mémoire des générations devenues étrangères à leur propre histoire, ou plutôt l’histoire elle-même périt tout entière, avec le culte national détruit par l’islamisme. La littérature populaire qui sortit de la religion nouvelle ne garda rien du vieux monde ; la poésie, les récits, les légendes, la langue elle-même, tout se renouvela comme les croyances.

Les inscriptions où quelques-uns des anciens princes avaient consigné le souvenir de leur règne et de leurs actions guerrières, en supposant, ce qui est douteux, que la tradition en eût jusqu’alors conservé l’intelligence parmi les prêtres du culte d’Oromazd, ne furent plus dès lors qu’une lettre morte. Il était réservé au génie philologique de l’Europe de retrouver le sens perdu de ces antiques monuments, à travers la double énigme d’un alphabet et d’une langue également inconnus.

Les vieilles inscriptions des dynasties asiatiques, inscriptions auxquelles la forme étrange de leurs caractères a valu la dénomination de cunéiformes[1], sont disséminées en Perse, en Médie, dans l’Arménie centrale, en Babylonie et en Assyrie. Ce sont les plus récentes, celles de la dynastie perse des Akhéménides, qui ont été découvertes les premières par les voyageurs européens ; c’est par elles aussi qu’a commencé le travail de déchiffrement qui a été et qui est encore une des tâches les plus laborieuses de l’érudition contemporaine, mais qui en est aussi une des conquêtes les plus glorieuses.

Les Européens qui, dès le seizième et le dix-septième siècle, pénétrèrent dans les parties intérieures de la Perse, furent singulièrement frappés de l’aspect grandiose des ruines de Persépolis. Quelques-uns en donnèrent des descriptions circonstanciées, sans oublier les inscriptions en lettres inconnues qu’on y voit gravées sur la pierre. Mais ce fut le célèbre Niebuhr, dont le voyage ouvre l’ère des explorations véritablement scientifiques, qui le premier, en 1767, en rapporta des copies exactes.

  1. Du latin cuneus, un coin. Le signe générateur de tous les groupes de l’écriture cunéiforme est un trait épais à son origine et se terminant en pointe.