Page:Le Tour du monde - 07.djvu/31

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tier séparant des champs de dounah, débouche une colonne d’indigènes, en tenue de guerre, sur deux de front, chaque homme ayant un bouclier au bras gauche, deux ou trois lances à la main droite. Du reste, pas un cri, pas un geste provocateur, mais le calme bien autrement menaçant des gens forts de leur bon droit. Au lieu de venir vers nous, ils s’établirent à l’ombre d’un arbre voisin et se mirent à délibérer ; une autre colonne moins forte déboucha d’un autre côté et vint se joindre à eux. Au bout de dix minutes, deux hommes à barbe grise, suivis d’une vingtaine de jeunes gens, se dirigèrent vers nous.

Je pus à cette occasion constater sur moi-même à quel point un danger palpable et visible laisse de liberté à l’esprit. Je n’ai pas la prétention de faire du courage militaire ; mais dans la position fâcheuse où me mettait l’acte sauvage de l’un de nos hommes et où j’étais bien à la merci des gens qui venaient en demander raison, je fus presque humilié de constater que je n’éprouvais pas l’ombre d’une émotion physique, de celle par exemple qu’on éprouve en face de quelqu’un que l’on aime ou que l’on hait très-violemment. Je sentais tout au plus une curiosité d’enfant, le désir de voir « comment cela tournerait. » Un des deux parlementaires s’accroupit au pied de mon angareb et nous fit ce petit discours :

« Nous sommes les sujets obéissants du vice-roi ; nous payons les impôts et les réquisitions de bœufs et de chameaux, quoiqu’elles soient lourdes ; nous obéissons sans nous plaindre à des réquisitions illégales : dès lors pourquoi tire-t-on sur nous sans motif ? Le sultan lui-même n’a pas le droit de mettre un homme à mort sans jugement. Êtes-vous plus puissants que le sultan ? »

Nous fîmes répondre :

« Ce n’est pas nous qui avons tiré sur l’un des vôtres. Nous sommes des Francs, et les Francs ne tirent pas même sur un oiseau sans nécessité. C’est un Dongo-laoui, un des vôtres, qui a fait feu sans notre participation : il est coupable, et nous désirons que quelques-uns de vous nous accompagnent jusqu’au poste militaire le plus voisin, afin qu’il soit jugé selon les lois du pays. »

Ces paroles conciliantes furent bien accueillies, mais les mots de lois du pays ne semblèrent pas produire une bonne impression. Évidemment on s’y fiait peu. « Quand le coupable mourrait sous le bâton, le blessé en guérissait-il plus vite ? » disaient les villageois ; et ils insinuèrent une réparation financière. Cela nous allait assez. Nous prîmes à part un vieillard à figure rusée, à barbe blanche, qu’à son encrier passé à la ceinture nous jugeâmes être le faki, le curé notaire du lieu, et nous le priâmes de parlementer pour nous auprès de la famille. Après un long palabre, celle-ci se contenta d’une indemnité de trois talaris (quinze francs soixante-quinze centimes), et de quelques soins pour le blessé, qu’on nous amena sur un brancard ombragé de feuillages. J’avais heureusement une bonne trousse de chirurgie, présent de mon excellent ami le docteur Fr… ; Antinori, qui avait fait la campagne de 1848 en Vénétie et se connaissait en blessure d’armes à feu, réussit à extraire fort adroitement force grains de plomb que les assistants se passaient de main en main avec une curiosité ingénue. Le coup ayant porté obliquement, tous les plombs étaient logés à une certaine distance des ouvertures qu’ils avaient faites, ce qui obligeait à des scarifications que le blessé, beau garçon d’environ vingt ans, supporta sans la plus légère contraction du visage. Nous donnâmes un peu d’huile pour les pansements des jours suivants et assurâmes au contentement général que dans dix jours il n’y paraîtrait plus.

Au moment où nous finissions, la Loi se présenta sous la figure d’un beau et fringant cavalier suivi de deux acolytes : c’était le sous-préfet de Bara, qui, averti, accourait en toute hâte. Il établit ses assises au bout du village, devant une sorte de mairie, et envoya vers nous un gendarme dandy, tout soie et tout sedan, qui, après nous avoir salués, se mit en devoir d’empoigner Abdallah, qui était plus mort que vif et ne paraissait pas tenir à être jugé par les tribunaux réguliers de sa patrie. Nous voulûmes détourner l’orage et fîmes présenter au gendarme la pipe et le café. Il les prit avec force remercîments, et ayant bu et fumé, il se leva, salua encore et se remit en devoir d’empoigner. Il n’y avait qu’à s’incliner devant la loi et devant cette vocation d’empoignement commune, à ce qu’il paraît, à toutes les gendarmeries du monde. Seulement au bout d’un quart d’heure, nous allâmes au tribunal voir comment cela tournait pour le malheureux tireur. Après avoir pris le café et échangé quelques compliments avec le magistrat, nous réclamâmes le délinquant, alléguant que le prix du sang avait été réglé. Abdallah était si bouleversé qu’il n’avait pas songé à exhiber le contrat qu’il portait dans un coin noué de sa toge. Le sous-préfet avait l’air un peu vexé de voir échapper le coupable ; mais le contrat était inattaquable, et nous nous séparâmes bons amis.

Depuis ce jour jusqu’à notre arrivée à Khartoum, Abdallah n’a pas même tiré sur un moineau.

Nous continuâmes notre route à travers une plaine monotone et des steppes couverts d’un chardon appelé dans le pays azkanîte. J’ignore le nom scientifique. L’azkanîte a une tige de quarante à cinquante centimètres de haut, terminée par un chardon gros comme un très-petit pois, se détachant de la tige au moindre contact et adhérant fortement à tout ce qui peut lui offrir une prise, principalement aux tissus. Il est impossible de chasser à pied dans une plaine semée d’azkanîtes, et même à cheval, on n’est pas exempt d’accidents burlesques. M. Thibaut, ayant fait une chute sur un tapis de cette plante maudite, dut abandonner tous ses vêtements et se sauver tout nu dans le village le plus voisin. Moi-même, la veille de l’affaire de Chenaga, j’avais été culbuté dans un fourré par un chameau effrayé, et m’en étais relevé dans un piteux état. Il y avait à cette date à Koursi un sous-préfet de caractère atrabilaire, et que, suivant un mot populaire, on ne savait par quel bout prendre. Les gens du pays, railleurs par caractère, lui avait donné le sobriquet d’Azkanîte, et ce nom s’était si bien incorporé à ce malheureux, qu’en dehors des actes