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évêque[1] de l’édifice en terre à toiture de paille, qu’une bulle papale de Paul III avait élevé dès 1537 au rang d’église épiscopale ; depuis cette époque, disons-nous, jusqu’en 1843, où don Eugenio Mendoza y Jara fut nommé évêque par Sa Sainteté le pape Grégoire XVI, vingt-huit évêques y compris ce dernier, se sont succédé dans le gouvernement spirituel de Cuzco.

À droite de la plaza Mayor dont la cathédrale occupe le côté sud-est, s’élève sur l’emplacement du palais de Capac Yupanqui et de la ménagerie de serpents que cet Inca y avait annexée, l’église de la compagnie des Pères de Jésus. Cet édifice bâti en grès carbonifère est d’une assez fière tournure, malgré le goût hispano-lusitanien des sculptures de sa façade dont les détails baroques sont traités néanmoins avec beaucoup de soin. Depuis l’expulsion des Jésuites, cette église était restée fermée au culte, lorsqu’en 1824 les patriotes, à leur retour d’Ayacucho, enfoncèrent ses portes au nom de la liberté sainte et la transformèrent en corps de garde. Après la proclamation de l’indépendance, elle fut fermée de nouveau jusqu’au jour où l’idée nous étant venue d’en demander les clefs au sous-préfet de Cuzco, don José Grégorio Llanos, nous la fîmes rouvrir au grand ébahissement de quelques indigènes qui traversaient la place en ce moment et qui accoururent à toutes jambes dans l’espoir d’entrer à notre suite. Mais le pongo qui nous accompagnait, ferma lestement la porte bâtarde pratiquée dans un des ventaux de la porta regia et trompa la curiosité des badauds.

Cette église dont les habitants de la ville ne connaissent guère que l’extérieur, se compose à l’intérieur d’une seule nef dont la voûte en berceau repose sur un entablement porté par des pilastres cannelés d’ordre corinthien composite. À l’entrée, une vaste tribune supportée par des piliers carrés, forme comme un vestibule ou pronaos à l’édifice. Aucune chapelle n’interrompt les grandes lignes de la nef qui se développent dans une majestueuse sévérité jusqu’au sanctuaire arrondi en hémicycle et séparé de la nef par une balustrade en pierre. L’église, au reste, était complétement dépourvue des objets relatifs au culte. Son unique autel avait disparu. Nul tableau, nulle croix, nul ex-voto pieux n’était resté cloué à ses murailles, dont la pierre d’un ton de rose sèche était d’une propreté remarquable.

En allant et venant sur les larges dalles où nos pas éveillaient un écho sonore, nous ramassâmes quelques fragments de sculptures détachées d’une chaire dont la place indiquée par des crampons de fer était encore visible sur le mur de droite. Parmi ces débris, se trouvait une tête d’ange cravatée de ses ailes, grosse comme le poing, d’une expression charmante et d’une délicatesse d’exécution qui faisait honneur au ciseau du Berruguète indigène auquel elle était due.

Dans la tribune où nous montâmes par un escalier en pierre bordé d’une rampe en bois sculpté, d’un joli travail, les orgues étalaient encore leurs batteries de tubes de différents calibres, mais descellés et visiblement penchés les uns sur les autres, comme les arbres d’une forêt dans un coup de vent. Les touches du clavier étaient décollées ; les vers avaient rongé le buffle des marteaux et de grandes toiles d’araignées enveloppaient comme d’un linceul ce pauvre corps harmonieux dont l’âme était partie.

Devant la balustrade qui séparait le sanctuaire de la nef, bâillait une ouverture de quatre pieds carrés, pourvue d’un escalier dont on n’apercevait que les premières marches : le reste se perdait dans une ombre noire. Suivi de l’Indien porte-clefs, que cette église vide et ce trou ténébreux impressionnaient visiblement, je tentai la descente. Une vingtaine de degrés nous conduisirent dans la crypte de l’église, divisée en cellules carrées dont les murs, d’une propreté singulière, semblaient avoir été récemment blanchis. Ces cellules avaient servi autrefois de caveaux funéraires. Quelques cercueils ouverts et vides s’y trouvaient encore. La forme des cadavres qu’ils avaient renfermés était indiquée sur la planche du fond par une silhouette couleur de sépia. Des lambeaux de suaire en coton du pays (tocuyo) pendaient accrochés aux clous de ces bières. La nuit, à la lueur d’une torche, ce spectacle eût été fort peu rassurant ; mais il était midi, la crypte était inondée d’air pur et de soleil, entrant par des fenêtres grillées, une mauve en fleur se courbait et se redressait au souffle du vent, et les détails lugubres que je relevais un à un, n’éveillèrent en moi qu’un sentiment de paisible mélancolie. Il n’en fut pas de même de mon compagnon, qui, en se retrouvant dans la rue, m’assura que la vue de ces cercueils et leur odeur de pourriture humaine lui avaient si fort soulevé le cœur, qu’il se voyait contraint d’aller boire un flacon d’eau-de-vie chez un pulpero de sa connaissance. J’approuvai son idée, et en lui mettant deux réaux dans la main, je le chargeai d’offrir mes remercîments à son maître.

Après l’église des Pères de Jésus viennent les églises de San Augustin et de l’Almudena, toutes les deux élégamment construites, toutes les deux fermées au culte, ce qui implique une certaine indifférence en matière de religion chez les Cusquéniens de notre époque. Toutefois ces deux églises, bien que sans prêtres et sans autels, ne sont pas vouées à une entière solitude. Le positivisme, en les dépouillant de leur prestige sacré, a su tirer parti des avantages qu’elles pouvaient offrir. Un cellége avec tout son matériel de bancs, de tables et de pupitres s’est installé dans la première et y est à l’aise. Dans la seconde, desservie autrefois par des religieux bethléémites, une société de philanthropes a transféré l’hospice dit de Saint-André, fondé à l’intention de pauvres femmes, — action qu’on ne peut trop louer, mais en ayant soin de s’approprier la vaste maison primitivement affectée à cet usage par le fondateur du susdit hospice, de la faire vendre aux enchères et de s’en partager le prix, — dol qu’on ne saurait trop flétrir.

  1. Le premier évêque de Cuzco fut don Fernand de Luque y Olivera. Fray Vicente Valverde ne resta que trois ans en possession de son évêché. Il fut assassiné ou assommé, on ne sait au juste, par des Indiens de la province de Ouispicanchi.