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quelques branchages et à vivre de fruits. Le defterdar le rencontre au bout de huit jours et paraît fort surpris de le voir ; l’homme tombe à genoux et croyant le toucher lui explique le prodige. Les serviteurs émus murmuraient : « Safer Allah ! (merveille de Dieu.) — Merveille de quoi ? dit le maître. Cet homme est si mauvais que les bêtes mêmes ne veulent pas le manger ; mais moi je suis plus méchant que les lions. » En même temps il fait saisir le malheureux, et le fait enfermer dans sa hutte à laquelle on met le feu.

Deux de ses serviteurs lui avaient demandé des souliers neufs à l’occasion de la fête du Beïran. C’est un usage général en pays musulman de faire un cadeau ce jour-là aux gens de service. « Vous voulez être chaussés, dit le pacha ; vous allez l’être, mes amis, et solidement. » Puis il fait venir un maréchal ferrant et fait ferrer à nu les deux malheureux.

Un soldat avait volé un mouton à un paysan ; le paysan avait été rossé en défendant son bien et vint se plaindre au préfet. Celui-ci était gravement occupé à attraper des mouches : c’était son passe-temps favori. Il laissa parler l’homme sans l’interrompre, puis quand il eut fini : « Quel est ce chien, dit-il, qui vient me déranger pour une affaire de mouton ? Qu’on le mène au juge de paix (el kadi) ! » Le plaignant ne demandait pas mieux, mais il changea d’avis en voyant le juge de paix : c’était un énorme canon toujours chargé qui décorait la cour de la préfecture. Il fut lié à la bouche du canon malgré toutes ses protestations, et lancé dans l’espace.

J’ai dit qu’il avait la manie des mouches ; aussi les gens du Kordofan, grands amateurs de sobriquets, l’avaient-ils appelé Abou-Dubban (l’homme aux mouches). Il en faisait de petits tas sur son divan et n’aimait pas qu’on y touchât. Un jour qu’il s’était absenté quelques instants, il s’aperçut qu’on avait retiré ses mouches. Il n’était entré dans la chambre qu’un serviteur nouvellement installé dans la maison. Il l’appela et l’autre avoua qu’il avait nettoyé l’appartement et jeté dans la fosse d’aisance des mouches qu’il avait trouvé sur le divan. « Ah ! tu as jeté dans la fosse les mouches de ton maître ! Eh bien ! va me les chercher ! » La fosse fut descellée et l’homme lancé dedans.

Je ne raconterai pas d’autres traits plus connus, comme celui du soldat éventré pour cinq paras (trois centimes) de lait. Tout alla bien jusqu’au jour où il plut à ce terrible homme de battre sa femme, la princesse Nesli, la fille du vice-roi. Celui-ci fit servir à son gendre ce qu’on appelle un café à l’égyptienne, après lequel on a juste le temps de faire verbalement son testament.

Un dernier mot : le defterdar était membre de la Société de géographie de France. Je le suis aussi, et ne veux rien en conclure.


III


Le Kordofan : esquisse historique. ─ Msellem l’eunuque. — Bataille de Bara.

Ce pays populeux, qui compte encore aujourd’hui douze cents villages au moins, n’a qu’une histoire fort récente. On ne sait même à quelle race il faut rattacher la population indigène, qui ne parle qu’arabe, mais qui n’a certes pas le type arabe. Je la crois nubienne ou nouba, bien qu’on n’appelle aujourd’hui Nouba que les montagnards du sud, et que ceux du nord prétendent être venus, à une époque récente, de Debbey ou Dabey, près Dongola. Ces Nouba du nord ont en effet le même type et la même langue que les Barabra de Dongola. Les Nubæ de Pline semblent avoir habité les montagnes des Nouba actuels, autour des lavages d’or (or en copte se dit noub) et jusqu’au fleuve Blanc ; mais cela nous entraînerait à une discussion dont le lecteur n’a que faire. Les origines de tous ces peuples niliens sont difficiles à retrouver grâce à des déplacements et à des destructions qui continuent même de nos jours. Les Chelouks, qui habitaient en 1840 les îles situées à six heures de Khartoum, ont été chassés aujourd’hui cent cinquante lieues plus loin au sud. Ptolémée mentionne un peuple des Memnones à peu près au point où est à présent Khartoum, et nous trouvons actuellement au delà de la source du fleuve des Gazelles, sur la frontière des Djour, une petite tribu appelée Memnon. J’en aurais bien d’autres à citer.

Il y a un siècle, l’oasis appartenait à l’empire du Sennaar, qui y avait développé une prospérité sans exemple. La bataille de Forcha et la conquête du pays par les sultans de Darfour, qui étaient plus voisins et qui disposaient d’une redoutable cavalerie, mit fin à cet heureux état, et l’histoire du pays se traîne à travers les révolutions et les guerres jusqu’en 1820, qu’arriva une armée égyptienne de 4 000 hommes au plus, mais bien disciplinée, sous les ordres du defterdar.

La province était alors pour magdoum (vice-roi) un eunuque nommé Msellem, qui concentra ses troupes à Bara, comptant que les Nouba du Haraza, retranchés dans leurs montagnes, empêcheraient les Turcs de passer la frontière. Mais le Haraza fut tourné par une manœuvre habile, et le magdoum, avec sa cavalerie mal armée, eut à soutenir le choc d’une infanterie solide, appuyée d’une arme jusque-là inconnue au Soudan : le canon.

Le début du combat ne fut pas favorable aux envahisseurs. Leur cavalerie fut rompue, et le vaillant eunuque, chargeant au galop les artilleurs égyptiens, les tailla en pièces dans leurs batteries. Mais les feux réguliers de l’infanterie décimèrent les braves soldats du magdoum, et celui-ci ayant été tué par un cavalier arabe, son armée se débanda. Le pays se soumit, consterné plutôt que rallié : car le nom de Msellem resta populaire dans l’oasis comme celui d’un héros mort pour la patrie, et aujourd’hui encore les femmes du Kordofan, en broyant le maïs pour faire le pain, répètent ce refrain sur un air monotone et plaintif :

Haltò Kordofano !
Katalò Msellem askerò !

« Maudit soit le Kordofan ! les soldats ont tué Msellem ! »

Les Égyptiens partagèrent le pays conquis en quatre districts ou sous-préfectures, gouvernées chacune par un kachef ou capitaine, et ayant pour chefs-lieux Bara,