Page:Le Tour du monde - 07.djvu/253

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour tels en naissant. Tous portent au pylone égyptien en champ d’azur surmonté du cuntur aux ailes éployées, blason primitif des Incas. À ceux qui pourraient s’étonner de ces prérogatives, nous dirons que les Indiens, cholos métis et gens de demi-poil, qui habitent San Sebastian, sont des Quispé, des Mamani, des Condori, trois familles illustres et les seules du pays qui descendent en ligne directe du Soleil, par lïfmpereur Manco Ccapac et l’impératrice. En narrateur consciencieux, ajoutons que ces familles historiques sont un peu déchues de leur splendeur passée. De nos jours, il n’est pas rare de voir un Quispé marcher nu-pieds faute de chaussure et pousser devant lui un troupeau de moutons ; une Mamani vendre au marché de Cuzco des choux, des carottes et autres légumes ; un Condori louer ses services en qualité de porteur d’eau et de palefrenier, pour la modique somme de quinze francs par mois. De pareils tableaux sont affligeants à retracer ! Heureusement pour les nobles fortunés dont nous rappelons ici l’origine et la grandeur éteinte, tous sont quelque peu philosophes. Ils se disent qu’Apollon-Phébus, leur divin aïeul, a gardé jadis les troupeaux d’Admète ; qu’un roi de Babylone fut réduit à manger de l’herbe et un tyran de Syracuse à montrer à lire aux enfants. Ces illustres exemples de décadence leur font envisager sans trop d’ennuis leur position précaire. L’eau-de-vie, la chicha, la coca, dont ils usent d’ailleurs libéralement, contribuent encore à écarter de leur esprit toute idée pénible relative au passé.

San Sebastian.

À partir de San Sebastian, les cerros qui bornent l’horizon se rapprochent et forment comme un mur circulaire. Cuzco, qu’on ne découvre pas encore, est assis à leur base. En cheminant au nord, on relève comme un point de repère placé sur les talus de gauche du chemin, un arbre dont le tronc rugueux et crevassé, les racines déchaussées et le maigre feuillage attestent l’extrême vieillesse. C’est de lui qu’on peut dire : Durando secula vincit ; car l’arbre en question, s’il faut en croire une tradition locale, a été planté par l’Inca Ccapac Yupanqui et date du milieu du treizième siècle. Ce patriarche végétal appartient à la famille des capparidées. Les gens du pays l’appellent chachacumayoc, arbre des adieux. Tout voyageur partant de Cuzco est tenu de venir, accompagné de parents, d’amis et de connaissances, s’asseoir à l’ombre de cet arbre, pour recevoir leurs adieux et leur faire les siens. La société a soin de se munir de provisions solides et liquides et d’emporter une guitare. On sort de la ville en bon ordre. À l’entrée de la plaine ou s’élève le chachacumayoc, on s’arrête, on fait cercle et chacun boit un verre d’eau-de-vie à la longévité de l’arbre symbolique. Pareille chose a lieu en entrant sous son ombre. Cette façon de boire circulairement et simultanément, s’appelle faire la roue (hacer la rueda). Après ces deux roues, tribut payé aux vieux usages, on s’assied un peu pêle-mêle ; les provisions sont tirées des bissacs, les bouteilles, les cruchons et les outres rangés en ligne de bataille et l’action s’engage à la fois sur tous les points. Pendant une demi-journée on mange, on boit, on rit, on chante, on danse, puis l’instant des adieux venu, chacun pleure, sanglote et se lamente en entourant le voyageur qui, de son côté, pleure, sanglote et se lamente aussi. On vide enfin avec lui une dernière coupe, celle de la despedida ou adieu final, et, après l’avoir tendrement accolé et avoir appelé sur sa tête les bénédictions du ciel, on le laisse, hébété de douleur et parfaitement ivre, aller où le devoir l’appelle. La troupe des parents, des amis et des connaissances reprend alors, cahin-caha, le chemin de Cuzco et va continuer, pour son propre compte, la fête commencée sous l’arbre des adieux pour le compte du voyageur.

Au moment où nous passions devant le chachacumayoc, deux Indiens du peuple, homme et femme, étaient en train d’échanger de tendres adieux. Aucun d’eux ne buvait ; mais tous les deux paraissaient avoir bu plus que de coutume. Notre apparition intempestive interrompit leur tête-à-tête. L’homme néanmoins fit bonne contenance et nous sourit en ôtant sa montera, mais la femme, évidemment contrariée, baissa la tête et nous tourna le dos, en ayant l’air d’examiner l’étoffe de sa jupe.

À dix minutes de là, nous relevâmes, — je dis nous, par politesse et par égard pour l’âge de mon guide, car l’homme se tenait incivilement à l’écart et affectait de ne pas regarder de mon côté, — nous relevâmes, dis-je, à la droite du chemin, sur l’escarpement des cerros, le couvent de la Recoleta[1], dont la masse architecturale en figure de carré long, domine fièrement la plaine. De doux souvenirs me vinrent en foule à l’aspect de cet édifice.

  1. C’est le plus moderne des couvents de Cuzco. Il fut bâti en 1599 aux frais d’un riche et charitable Espagnol appelé Torrihio de Bustamente, et son premier prieur fut le révérend père Francisco de Velasco, naturel des montagnes de Burgos en Espagne, comme le dit son épitaphe en latin du pays.