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les Toscans n’ont pas le parler classique du baron Ricasoli. C’est dans la compagnie intime de ces deux originaux que j’ai appris les mots les moins parlementaires de la langue arabe, la plus riche, je crois, qu’il y ait sous ce rapport.

Je ne dirai rien d’Abdallah, chasseur d’Antinori : c’est un beau garçon à longues jambes, que j’ai figuré l’arme au bras dans ma vu de l’Abou-Senoun (voy. page 29) ; il aura sa place dans la suite du récit. Il est Nubien Dongolaoui, de même que mon cuisiner Hessein (le renard), rusé drôle qui a sur les renards à quatre pieds une supériorité spéciale : il ment du matin au soir. Tous deux ont le blason de leur race : trois scarifications longitudinales sur chaque joue.

Je ne fatiguerai pas le lecteur des incidents peu variés d’une marche dans les steppes qui bordent le fleuve Blanc. Nous marchons au sud-sud-ouest, en nous écartant peu à peu du fleuve, dont les rives plates et monotones, beaucoup trop vantées par le voyageur autrichien Russegger, n’offrent à l’est qu’un seul accident saillant, le Djebel-Aouli ou Djebel-Chêrtan (mont du Diable). La rive ouest est bordée d’ondulations sablonneuses et ravinées qui nous fatiguèrent beaucoup et nous menèrent jusqu’à Abou-Sarad, où la route quitte la vallée du Nil pour suivre un plateau boisé parcouru par les nomades.

Nous entrâmes dans l’oasis cultivée qui forme proprement le Kordofan, à El-Koï, que nous trouvâmes désert. Un vieillard resté près du puits du village nous apprit la cause de cette solitude. Il paraît qu’un haut fonctionnaire égyptien voyageait sur la même route, à quelques heures de nous ; les villageois avaient été avertis que des Turcs arrivaient, et ils s’étaient enfuis en masse dans les bois. Ce petit fait en dit plus sur le gouvernement égyptien de Kordofan que toutes les réflexions du monde.

Vue du Djebel-Chertan ou mont du Diable, au Kordofan. ─ Dessin de Karl Girardet d’après M. G. Lejean.

Trois jours après, nous étions à Lobeid, capitale de la province.


II

Esquisse de Lobeid. ─ Le defterdar. ─ Un géographe comme il y en a peu.

Lobeid m’a paru être une ville de vingt-trois à vingt-cinq mille âmes, entièrement bâtie en terre, depuis la préfecture et la mosquée jusqu’aux plus pauvres habitations. Ce qui lui donne un certain charme, c’est que l’espace n’y ayant pas été ménagé, la surface occupée par des jardins et des terrains vagues gazonnés est au moins quintuple de celle des rues, cours et maisons, de sorte que la ville vue à vol d’oiseau doit ressembler à une sorte de jardin anglais, coupé de massifs grisâtres et traversé par un ruban de sable fin : c’est la rivière de Lobeid, rivière temporaire que j’ai vue à sec le matin, gonflée à deux heures du soir, presque nulle à sept. Elle n’en a pas moins mangé l’ancien bazar, dont les boutiques effondrées lui font une piteuse bordure à dix pas du nouveau.

Lobeid n’a pas quarante ans de date comme ville ; elle ne remonte guère qu’à Mohammed-bey, le fameux defterdar gendre de Mehemet-Ali, conquérant du Kordofan vers 1820, et qui a trouvé moyen, après une dictature semée de barbaries dont l’histoire du monde offre heureusement peu d’exemples, de rester populaire au Kordofan. Il est vrai que dans ce pays d’injustices, il était juste ; mais par quels moyens ! Voici, sans commentaires, quelques traits de la vie du defterdar.

Un sien jardinier lui avait servi une pastèque qui n’était pas assez mûre, il le fit mener au marché et lui fit briser sur le crâne toutes les pastèques qui s’y trouvaient.

Un autre lui déplaît, il le fait jeter nu à ses deux lions favoris, dans un coin reculé de son jardin. Les lions repus et à demi apprivoisés épargnèrent le pauvre homme, qui réussit à se construire une cabane avec