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sa vie. Malgré leur ignorance, ses médecins comprirent que leurs remèdes ne le guériraient pas, et ils avertirent la valideh. Déjà Kiosem savait que le sultan touchait à sa dernière heure, et elle prévoyait les suites de cet événement : tout changeait autour d’elle, sa puissance tombait, et elle était menacée d’aller finir ses jours dans le vieux sérail, après avoir vu étrangler ses deux fils. Tel était l’avenir qui l’attendait, si le chazadéh succédait directement à son père. Pour échapper à ce funeste sort, elle eut la hardiesse de provoquer un changement dans l’ordre de succession. D’accord avec la valideh, elle remontra au sultan que le chazadéh était bien jeune pour gouverner un si vaste empire, et que les pachas turbulents, les janissaires indociles ne laisseraient pas un enfant de douze ans monter paisiblement sur le trône. Pour éviter les malheurs qu’elle prévoyait, elle le conjura de désigner lui-même, pour son successeur, ce frère auquel sa magnanimité avait laissé la vie, et qui, depuis quatorze ans, végétait dans le cafess qui lui servait de prison.

Le triste monarque se rendit à ces conseils et commanda qu’on fît venir Mustapha. Celui-ci se jeta à genoux en entrant dans la chambre impériale ; il tremblait qu’un soupçon, un caprice ne le livrât au fatal lacet. Les deux frères ne s’étaient revus qu’une fois depuis que l’un régnait et que l’autre languissait dans sa prison ; quoique jeunes l’un et l’autre ils paraissaient également vieillis ; la maladie et la captivité avaient produit le même effet.

En présence de la valideh, de Kiosem et du grand vizir, l’empereur mourant désigna pour son successeur le prince Mustapha et lui recommanda sa jeune famille, le priant avec larmes de laisser vivre ses fils.

Achmet II mourut quelques heures après avoir fait cette espèce de testament, et ses dernières volontés furent fidèlement exécutées. Le sultan défunt laissait six enfants mâles : l’aîné Osman qui garda le titre de chazadéh, Mohammed plus jeune que l’héritier présomptif de huit jours seulement, Mourad et Ibrahim que Kiosem avait mis au monde, et deux autres petits princes nés d’obscures favorites. Ces faibles rejetons de l’arbre impérial auraient péri infailliblement si Kiosem n’avait eu l’habileté de faire substituer Mustapha à l’héritier direct de la maison ottomane. Le nouvel empereur n’avait guère que vingt-cinq ans ; mais il était presque idiot. Sa longue captivité lui avait ôté la vigueur de l’esprit et la santé du corps. Quoique dans la série des portraits dont j’ai parlé il soit représenté avec les cheveux noirs, les lèvres rouges et le regard terrible, il avait en réalité la barbe blonde, les yeux languissants et une physionomie fort douce. Ses idées n’étaient pas toujours nettes ; il ne se plaisait que parmi ses nains et ses bouffons ; un jour, voulant récompenser les bastandjis qui soignaient le parterre où il aimait à se promener, il fit jeter par les fenêtres de sa chambre des poignées d’or et de joyaux. Bientôt il se montra indifférent à tout ce qui l’entourait, et la population du sérail en vint à ne plus avoir aucun respect pour sa personne. D’autre part le peuple murmurait disant que le sultan n’avait pas belle grâce à cheval et qu’il tenait toujours les yeux levés vers le ciel comme un santon. Le kislar-aga, qui n’avait de crédit que par les femmes, se voyant sans fonctions et sans autorité sous un maître si exempt de passions, se ligua avec le cheik-ul-islam et quelques autres grands personnages pour détrôner Mustapha. Le grand vizir et les agas des janissaires entrèrent dans la conspiration, et le cheik-ul-islam (chef de la religion) rendit un fetra dans lequel il déclarait que les bons musulmans devaient refuser l’obéissance quand le sultan était insensé. Un jour le sultan Mustapha revenant d’un promenade sur le Bosphore entra comme à l’ordinaire dans le quartier des femmes pour faire sa visite à la valideh. Le kislar-aga fit aussitôt fermer les portes derrière lui et en emporta les clefs ; une troupe dévouée garda le passage par lequel on communiquait avec les autres parties du sérail. Les conjurés se réunirent aussitôt et sans perdre un moment ils se rendirent dans l’appartement des jeunes princes, fils du sultan Achmet ; le grand vizir Ali-pacha prit le chazadéh par la main et l’emmena dans la salle du conseil où il fut aussitôt proclamé empereur. Tout le monde cria : « Longue vie au sultan Osman ! mille ans de règne au padischa ! » Cependant Mustapha était encore auprès de la valideh ; ni l’un ni l’autre n’avait rien entendu, et lorsque le sultan détrôné voulut sortir il s’étonna de trouver les portes fermées et commanda avec colère qu’on les ouvrît. Le kislar-aga parut alors et l’instruisit de ce qui venait de se passer. En même temps il l’invita froidement à se laisser conduire dans le cafess qu’il avait déjà habité. Mustapha devint furieux ; contre toute prévision il comprenait sa déchéance et manifestait une énergie dont il avait semblé incapable. Mais le kislar-aga n’était pas homme à s’effrayer de ses cris et de sa résistance. Maître absolu dans le quartier des femmes, il ordonna aux eunuques d’enfermer Mustapha en quelque lieu d’où il ne pût s’échapper, et comme la valideh exhortait son fils à se défendre, il la fit conduire dans le vieux sérail avec quelques anciennes odalisques, ses confidentes. Le sultan déchu eut pour prison une petite tour dont l’unique porte s’ouvrait dans le harem. Sa chambre ne recevait un peu de jour que par une étroite fenêtre solidement grillée et il avait pour toute compagnie deux vieilles esclaves et un vieil eunuque noir.

Le monarque adolescent se laissa d’abord gouverner par ceux qui l’avaient mis sur le trône ; mais avant qu’il eût atteint sa quinzième année on s’aperçut qu’il ne tarderait pas à régner par lui-même. Déjà le pouvoir

    « La vue de ce kiosque (p. 13) peut donner quelque idée de ce qu’était le luxe à l’époque de Soliman le Magnifique. Le kiosque aux Perles, qui s’avançait des terrasses du sérail sur la mer de Marmara, était sans doute dans ce genre de décorations : faïences de Perse aux couleurs harmonieuses comme celles d’un cachemire, arabesques d’or et d’azur, bois sculptés, niellés de nacre et d’argent, fontaines jaillissantes, et par-dessus tout la vue sans pareille du Bosphore sous ce ciel étincelant. »

    Adalbert de Beaumont.