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de loin une odeur agréable, qui se perd lorsqu’on approche, et de près est rebutante. »

Je ne quittai pas les plaines Saint-Pierre sans visiter, sur l’habitation Ducasse, deux cavernes assez remarquables. L’une d’elles, traversée par un ruisseau souterrain, se compose de deux vastes salles froides et humides, et renferme le tombeau de l’ancien propriétaire.


III

Excursion à la rivière Noire et à la rivière des Galets.

Au mois de décembre, muni de quelques lettres de recommandation, je partis avec un jeune homme, habitant de l’île, pour visiter la rivière Noire. La profonde ravine où coule la rivière du Tamarin nous conduisit d’abord au pied de la montagne des Trois-Mamelles, dont la forme et les trois pitons expliquent parfaitement le nom caractéristique. Nous arrivâmes bientôt à Yemen. La chaîne des montagnes de la rivière Noire s’étendait à notre gauche, et quand nous eûmes gravi une colline assez élevée, la vallée s’ouvrit devant nous, et nous laissa voir l’habitation Genève où nous devions nous arrêter.

C’est un grand corps de logis entouré de pavillons et comme perdu dans une forêt d’arbres à fruit. Le propriétaire vint nous recevoir au bas de son perron et nous fit cet accueil aimable qui donne tant de charmes à l’hospitalité créole.

Les environs abondent en gibier et en produits de toutes sortes. Cette partie de l’île est un véritable pays de cocagne. Les bois sont pleins de cerfs, et les rivières de poissons délicieux. Rien n’est plus délicat que la carpe de Maurice, à laquelle le saumon seul peut être comparé pour le bon goût et la finesse de la chair.

Au sortir de l’habitation, le lendemain, je me trouvai dans de petites gorges où la canne a remplacé partout le bois du pays ; de là je distinguai le piton de la rivière Noire, dont le sommet est toujours couvert de nuages : c’est la montagne la plus élevée de l’île.

Un peu plus loin, après avoir vu deux cônes dont la base s’appuie au morne Brabant, nous nous enfonçâmes dans une allée, au bout de laquelle il fallut passer la rivière ; nous la traversâmes sept fois avant d’arriver au terme de notre promenade.

Plus loin les gorges se séparent en deux routes, dont l’une monte dans les hauteurs au milieu des bois, et l’autre suit la rivière jusqu’à un rocher qu’on appelle la Lanterne. Ce roc à une forme anguleuse et accentuée, et offre quelque ressemblance avec celui de Lurlei sur les bords du Rhin[1]. C’est un endroit de halte pour les chasseurs, et je m’y arrêtai un instant sous l’ombrage protecteur d’un manglier touffu, près d’une petite case en paille penchée par le vent. Devant moi s’enfonçaient les gorges dont les derniers replis formaient une espèce de muraille après laquelle commence le quartier de la Savane : derrière moi s’étendait jusqu’à la mer la vallée que je venais de quitter.

Une longue allée de bananiers nous conduisit au Boucan, corps de logis complet appartenant à notre hôte et flanqué de trois pavillons qui peuvent recevoir au moins une quinzaine de personnes. On y jouit à son aise des plaisirs de la chasse et de la pêche, car le ruisseau qui traverse les gorges est très-poissonneux, et les bois environnants abondent en gibier. On y trouve aussi des singes si malfaisants qu’il faut les chasser continuellement, et des cochons sauvages pires encore, car, plus forts que les singes, ils ne leur cèdent en rien sous le rapport de la malice.

La rivière Noire, dont les eaux très-limpides coulent sur un lit des plus rocailleux, prend sa source entre les montagnes qui portent son nom et celles de la Terre-Rouge. Son cours, dans la partie supérieure, est très-précipité ; je l’ai remonté jusqu’à sa source ; mais c’est une excursion pénible, car il faut suivre le lit de la rivière, et les roches dures et glissantes, couvertes pour la plupart d’un fucus qui a l’apparence du sang coagulé, ressemblent à ces pierres couvertes d’algues marines que l’on trouve au bord de la mer, et sur lesquelles on n’est jamais sûr de son équilibre.

L’aspect des gorges change à chaque instant : des blocs de rochers arrêtent fréquemment la marche, et des arbres énormes étendent leurs branches d’un bord à l’autre ; sur chaque rive, des songes (espèce de nymphéa à larges feuilles en forme de cœur) poussent en abondance, et le pêcheur peut faire là une guerre fructueuse aux anguilles, aux camarons[2] et à de petits poissons appelés cabots.

Retenus toute la journée en ce lieu par la beauté des sites, nous partîmes dans l’après-midi du lendemain pour nous rendre à la Montagne proprement dite. Après avoir traversé d’abord un petit plateau où quelques masses de corail semblent prouver que la mer couvrait autrefois ces parages, nous atteignîmes un petit pont d’où l’on voit à droite de grandes salines[3], et le poste militaire de la rivière Noire. Chaque quartier a ainsi son poste où résident quelques officiers et un certain nombre de soldats.

On passe ensuite à gué un cours d’eau qui prend sa source dans les hauteurs du grand piton. L’ascension de cette montagne offre du reste peu de difficulté et de danger, jusqu’à une terrasse où la beauté du paysage m’engagea à faire une halte.

Mon compagnon s’étendit sur l’herbe, et je me mis à dessiner le vaste panorama qui se déroulait devant moi. Qu’on se figure une vaste baie, coupée vers le milieu par une langue de terre, où l’on aperçoit quelques maisons, et fermée au fond par le morne Brabant, immense promontoire en forme de cône très-élevé, dont la base,

  1. Le Lurlei est un rocher où résidait, dit la légende, une ondine qui attirait les voyageurs par ses chants et les précipitait ensuite dans un gouffre.
  2. Espèce de grosse écrevisse, mais bien supérieure à ce crustacé pour le goût et la délicatesse de la chair.
  3. On emploie, m’a-t-on dit, quelques chameaux à porter le sel des salines aux magasins ; mais on ne s’en sert pas sur les routes de peur d’effrayer les chevaux, des accidents de ce genre étant arrivés plusieurs fois.