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d’eunuques noirs. Le vaisseau turc qui la portait dut aborder au port de Salonique, parce que le jeune prince était tombé dangereusement malade. Peu de jours après il mourut. Son corps fut enseveli avec les cérémonies d’usage, et déposé dans un turbé près de la grande mosquée. Élenka envoya un de ses eunuques à Constantinople pour annoncer au sultan cette funeste nouvelle, et le même jour, chose étrange ! elle disparut sans qu’il fût possible de retrouver ses traces. Il paraît certain qu’elle avait conçu depuis longtemps ce plan d’évasion, et qu’elle l’avait accompli par un miracle de ruse, de persévérance et d’audace. Secondée par un de ses eunuques noirs, elle était parvenue à tromper tous ceux qui l’environnaient. C’était un enfant juif, mort de la peste, qui reposait dans le turbé, à la place de son fils, qu’elle avait soustrait ainsi au triste sort qui l’attendait. On soupçonne les chrétiens de Salonique d’avoir favorisé sa fuite, parce qu’elle était chrétienne d’origine et qu’elle avait toujours manifesté peu de zèle pour la loi du prophète. Quoi qu’il en soit, le sultan manifesta plus d’étonnement que de chagrin en apprenant sa fuite, mais la perte de son jeune fils le toucha sensiblement.

Vers ce temps-là de sinistres intrigues troublèrent le sérail. Depuis longtemps l’hassaki supportait impatiemment l’autorité de la valideh Baffa et travaillait sourdement à mettre son fils sur le trône. Cette femme hardie était parvenue à gagner les chefs des janissaires et la plupart des grands fonctionnaires de la Sublime Porte. Le complot avait été ourdi avec tant de prudence et d’habileté que les espions chargés par la valideh de surveiller son ennemie n’avaient rien découvert. Déjà le chazadéh avait quitté secrètement Magnésie, où il résidait pour venir recueillir l’héritage de son père ; mais la veille du jour fixé pour l’exécution de ce grand crime, un eunuque noir révéla tout au sultan et lui apprit que le chazadéh caché dans un des kislawaga du sérail attendait que tout fût fini pour se montrer au peuple.

Lorsque le padischa entendit ces révélations, les muezzins annonçaient la prière du soir ; il n’avait plus qu’une seule nuit pour prévenir le coup fatal ; mais ce fut assez. Avant que le jour parût les muets allèrent étrangler le chazadéh dans le kiosque où il était caché ; quatorze grands personnages, ses adhérents, eurent le même sort et l’hassaki cousue vivante dans un sac de cuir fut précipitée au fond de la mer.

À la suite de ces événements Mahomet III tomba dans une noire mélancolie ; tout ce qui l’environnait lui était devenu suspect, hormis la valideh, à laquelle il confia entièrement le gouvernement de l’État. Cette vieille princesse n’était pas fort habile en politique, mais elle avait l’art de maîtriser les factions et de se concilier l’opinion populaire. Les Turcs ayant été battus en Hongrie il s’ensuivit de grands désastres ; les provinces se révoltèrent, le pain manqua à Constantinople et la populace commençait à s’agiter. Pour apaiser ce mécontentement, la valideh imagina d’ordonner un duhalma (fête publique) : il y eut une cavalcade où figurait toute la cour et où elle parut elle-même, à cheval et sans voile. Cette nouveauté n’avait pas de précédents ; elle excita beaucoup la curiosité de bons musulmans qui jusqu’alors n’avaient jamais entrevu le visage d’une sultane. La Baffa était belle encore, dit un témoin oculaire ; elle avait le teint fort blanc, les yeux noirs et pleins de feu, le geste et le port de tête imposants. Son tefeletar (trésorier) venait derrière elle et lui présentait continuellement des poignées d’aspros (menue monnaie) qu’elle jetait au peuple.

Mahomet III n’avait plus que deux fils nés de la même mère, une esclave cypriote choisie parmi les enfants du tribut. Cette favorite avait toujours rendu de grands respects à la valideh et s’était maintenue dans sa faveur par la douceur et la nullité de son caractère. Étrangère à toutes les intrigues du sérail, elle ne chercha pas à s’élever après la fin tragique de sa redoutable rivale et reçut le titre d’hassaki avec une sorte d’indifférence. La Baffa gouvernait donc paisiblement, son pouvoir semblait pour longtemps assuré lorsque l’événement le plus inattendu la renversa. Mahomet III mourut à trente-huit ans d’une maladie qui ne dura qu’une seule nuit et qui, dit-on, était la peste.

La Cypriote sortit alors de son néant et manifesta tout à coup des qualités qu’on ne lui avait pas soupçonnées. D’accord avec le grand vizir elle s’empara du pouvoir et relégua la valideh Baffa dans le vieux sérail après avoir fait porter au trésor les sommes immenses que cette sultane avait amassées. Son influence modifia la barbare coutume qui condamnait à la mort tous les frères de l’empereur régnant. Mustapha, l’unique frère d’Achmet II, ne fut pas livré aux muets ; il passa du harem d’où il n’était pas encore sorti dans un cafess situé au fond des jardins du sérail. Quelques eunuques et quelques vieilles esclaves furent enfermés avec lui pour le servir et lui faire compagnie.

Pour un adolescent qui n’avait pas encore goûté la liberté, cette prison n’eut sans doute rien d’affreux et la suite de sa vie prouva qu’il s’y était volontiers résigné.

Achmet II venait d’avoir seize ans lorsqu’il succéda à son père. Il était d’un tempérament faible et maladif ; il dédaignait toutes les esclaves et se montrait fort ennuyé de leurs empressements. Son unique favorite était une vieille juive appelée Keira-Kadun, dont la figure était des moins attrayantes. Elle avait plu jeune au sultan en lui faisant des contes et des historiettes et en lui apportant secrètement des flacons d’un vin de Chio qu’il aimait singulièrement. Keira dissimulait sous l’apparence d’une humeur toujours enjouée et complaisante une cupidité excessive et une sourde haine pour tout ce qui n’appartenait pas à sa race. Elle faisait trafic des grâces qu’elle obtenait. En peu de temps elle avait amassé des biens immenses, et son insolence croissant avec sa fortune, elle exigeait qu’on lui rendît les mêmes respects qu’à la mère du sultan. Enfin sa faveur devint un scandale public ; le peuple s’émut et s’indigna