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approche le moment de la séparation ou que le liquide tire à sa fin, on entonne une thrênodie où chacun déplore à l’envi les rigueurs du sort. Les hommes pleurent et montrent le poing au ciel qui n’en peut mais, les femmes poussent des cris perçants et tiraillent leur chevelure. L’heure du départ sonne enfin. Les deux sexes s’accolent étroitement, boivent le coup de l’étrier, s’il reste de quoi boire, et s’arrachent par un effort suprême aux bras les uns des autres. Alors ceux qui s’en vont peuvent, en se retournant, voir longtemps encore au sommet d’un tertre ou d’un rocher, s’il s’en trouve dans le paysage, les parents et les amis qu’ils ont laissés derrière eux se livrer aux démonstrations d’une douleur violente, et les saluer en agitant un lambeau de bayeta à défaut de mouchoir. On a vu des cacharparis divisés par étapes, c’est-à-dire qui finissaient sur un point et recommençaient sur un autre, durer trois jours et trois nuits, et obliger les voyageurs à remettre leur départ à huitaine, tant l’émotion et l’excès d’eau-de-vie avaient brisé leurs forces.

Cacharpari.

Bien qu’une distance d’une centaine de mètres nous séparât des acteurs de ce drame intime, et que les voyageurs qui s’éloignaient d’eux fussent sur le point de disparaître à notre gauche, mon guide, accoutumé à lire dans la Cordillère comme le sauvage dans la forêt, n’hésita pas à me répondre quand je lui demandai qui étaient ces gens : « Ce sont des Indiens du Pujuja ou de Caminaca, que le sous-préfet de Lampa envoie travailler dans quelque mine de la Raya. »

Ayaviri, ou nous arrivâmes vers les quatre heures, est un village de la famille de ceux que nous laissions derrière nous. Sa situation sur la rive gauche de la rivière-torrent de Pucara, un pont de bois, une église assez grande, bâtie en pierre et en torchis, mais sans le moindre style, et une école où vingt élèves prélevés sur les populations de Pucara, d’Ayaviri et de Santa Rosa, apprennent à épeler tant bien que mal les Psaumes de David, traduits en castillan, et à réciter de mémoire le Pater noster et l’Ave Maria, sont les seules particularités qui recommandent à l’attention des statisticiens cette localité d’environ quatre-vingts chaumières. En narrateur fidèle, j’ajouterai que le pédagogue chargé d’instruire et de régenter la jeunesse du pays se livre à un petit commerce clandestin de laine, de beurre et de fromage, qui l’oblige à s’absenter souvent. Pendant ses absences, temps de repos pour les élèves, les portes de l’école restent fermées, comme autrefois en temps de paix celles du temple de Janus. Quelques familles de demi-poil, seule aristocratie de la contrée, s’indignent bien un peu des façons d’agir de ce maître d’école, mais les enfants s’en accommodent volontiers, libérés qu’ils sont momentanément des récitations quotidiennes et des coscor-