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bannière de Simon Bolivar ne fut qu’un écriteau menteur placé sur le nouveau pouvoir. Comme par le passé, le despotisme régna sans contrôle. Aux vice-rois succédèrent les présidents, et ce fut tout. Le peuple resta ce qu’il était et ce que vous le voyez à cette heure, misérable, ignorant, abruti, et, qui pis est, satisfait de sa condition ou s’en consolant par l’ivresse.

« Voilà, mon cher enfant, la phase de ma vie qui ne figure pas dans la légende placée au bas de mon portrait, et cela parce que les hommes l’ont ignorée. Si je la leur ai cachée avec le soin qu’on met à cacher certaines plaies secrètes, c’est qu’elle n’eût éveillé chez eux que l’incrédulité, l’ironie ou l’indifférence, au lieu des sympathies sur lesquelles j’étais en droit de compter.

« J’arrive à une circonstance de ma vie dont on a fait grand bruit. C’est celle qui m’a valu l’honneur de figurer dans le musée de Lima comme un des améliorateurs de l’industrie péruvienne. Je vous livre les faits tels qu’ils se sont passés. Un jour, en errant dans la partie montagneuse qui sépare Macusani des premières vallées de Carabaya, je trouvai dans le creux d’un rocher un alpaca mâle né de la veille. La mère, qui broutait l’herbe à quelques pas de là, prit la fuite à mon approche. J’emportai le petit dans ma soutane et en arrivant chez moi je le remis à mes sœurs pour qu’elles l’élevassent. L’alpaca grandit en compagnie d’une vigogne dont nous avions fait notre commensale. Après quinze mois, ces animaux nous donnèrent un rejeton dont la laine était remarquablement belle. Un échantillon de cette laine, remis a des commerçants de la province, attira de telle sorte leur attention, que mes sœurs virent dans le croisement des races pacocha et vicuna un moyen de retrouver la petite fortune que San Martin et les indépendants nous avaient enlevée. J’aidai les pauvres filles dans l’exécution de ce projet, mais moins par attrait pour cette fortune que par affection pour elles. Après bien des courses dans la montagne, nous réussîmes à nous procurer quelques alpacas et quelques vigognes. Au bout de sept ans, notre troupeau d’hybrides comptait une soixantaine de têtes. Mais que de mal nous nous étions donné pour arriver là !

« Cependant la nouvelle de notre entreprise était parvenue à Lima. Le président de la république, frappé des avantages que le commerce et l’industrie du pays pouvaient en retirer, s’était intéressé à son succès. Il daigna nous écrire à ce sujet une lettre flatteuse, et, pour me donner, disait-il, un témoignage particulier de son estime, il voulait que mon portrait figurât dans le musée de Lima, qu’une médaille d’or fût frappée en mon honneur et que je choisisse dans le département de Cuzco une cure à ma convenance. Je refusai cette offre. Depuis trente ans que j’habitais Macusani, il m’en eût coûté beaucoup d’aller vivre ailleurs. Plus tard, les cir constances m’obligèrent à demander moi-même mon changement à l’évêque de la province ; La faveur des grands en s’attachant un moment à nous avait éveillé dans le pays de violentes haines. Des gens, qui jusqu’alors s’étaient montrés indifférents à notre entreprise, en devinrent jaloux et résolurent de nous nuire. Comme ils n’osaient s’attaquer ouvertement à nous, ils s’en prirent à nos pauvres bêtes, que le poison fit périr une à une. Mes sœurs, profondément affectées de cette perte et ne sachant jusqu’où pourrait aller la méchanceté de nos ennemis, me supplièrent d’abandonner Macusani. Nous vînmes nous établir à Cabana, dont Cabanilla, le village voisin, était alors une annexe. Après deux ans passés ici, la main de Dieu s’appesantit de nouveau sur moi ; je perdis la vue. Comme je ne pouvais remplir les devoirs de mon ministère, l’évêque transféra le siége de cette cure à Cabanilla et y envoya un prêtre pour me remplacer. Resté sans ressources, j’adressai au gouvernement, qui s’était montré bienveillant pour nous, une requête dans laquelle je rappelais avec humilité ce que mes sœurs et moi nous avions fait sans l’aide et la protection de personne. Je terminais en exposant notre détresse et demandant qu’au lieu des honneurs que le chef de l’État m’avait offerts, il voulût bien allouer à chacune de mes sœurs une piastre par jour pour nous aider à vivre. Ma requête eut l’honneur d’être présentée à la chambre, où les députés en firent le texte de beaux discours ; mais le temps passa sans que nous reçussions de réponse. Comme nous n’avions aucun moyen d’existence, mes sœurs défrichèrent un petit champ et l’ensemencèrent. Nous élevâmes des poules et des cochons d’Inde qui nous procurèrent des aliments et des moyens d’échange avec nos voisins. Plus tard, mes sœurs imaginèrent de filer et de tricoter pour des personnes charitables de Lampa, qui rétribuèrent convenablement leur travail. Petit à petit nous étendîmes nos ressources. Sans sortir de la pauvreté, nous réussîmes à nous mettre à l’abri du besoin. Voilà tantôt quatre ans que nous menons ensemble cette vie, nous consolant l’un par l’autre et resserrant les liens de notre affection, à mesure que nous approchons du terme où la mort les dénoue. »

Dame Véronique.

Le curé cessa de parler ; sa tête se pencha lentement, comme alourdie par une pensée secrète qu’il n’avouait pas. Peut-être le récit qu’il venait de faire avait-il épuisé ses forces. Je regardai dame Véronique qui continuait de filer. Son visage n’exprimait qu’une impassibilité sereine. L’habitude de la souffrance avait-elle émoussé la sensibilité de la vieille fille, ou, à l’exemple de son frère, portait-elle sa croix avec une résignation muette ? — Je ne sais, — mais toute son attention me parut concentrée sur le travail de son fuseau, dont elle examinait de temps en temps le fil à la lumière, comme pour s’assurer qu’il était bien d’une grosseur égale.